Tintin au blaireau ?

D’a­près Reu­ters, hier, une pro­cé­dure judi­ciaire a été lan­cée en Bel­gique pour deman­der l’in­ter­dic­tion à la vente de Tin­tin au Congo, une bande des­si­née de Georges Rémi (alias Her­gé) datant de 1931 pré­sen­tant un «repor­ter» (qui n’a en tout et pour tout écrit qu’un seul article en vingt-trois albums) dans un voyage au Congo (pro­prié­té de la cou­ronne belge à l’époque).

Le motif ? Un grand clas­sique, qui fait régu­liè­re­ment hur­ler les exé­gètes de Tin­tin depuis les années 40 : racisme éhon­té et pro­pa­gande coloniale.

Là, j’ai une ou deux choses à dire.

La pre­mière, c’est que la défense de Mou­lin­sart (socié­té des héri­tiers de Georges Rémi, titu­laire des droits sur l’œuvre) ne tient pas. Elle dit en sub­stance que, l’ou­vrage ayant soixante-seize ans, il doit être consi­dé­ré dans le contexte par­ti­cu­lier de son époque.

D’une part, un ouvrage qui doit être consi­dé­ré en pre­nant en compte ce genre de consi­dé­ra­tions devrait logi­que­ment être réser­vé à un public aver­ti, pas pro­po­sé au rayon “enfants” d’un grand magasin.

D’autre part, la ver­sion que l’on trouve actuel­le­ment en librai­rie (édi­tions Cas­ter­man) n’est pas la ver­sion ori­gi­nale. Les pre­miers Tin­tin, parus avant guerre dans un for­mat “livre” de cent vingt planches, ont été inté­gra­le­ment repris et modi­fiés à la fin des années 40, sous la direc­tion de l’au­teur (et avec la par­ti­ci­pa­tion d’Ed­gard Jacobs, auteur de Blake et Mor­ti­mer), pour être rame­nées à un for­mat plus dense (soixante planches) et colo­ri­sées. Et si, à l’é­poque, Her­gé avait déci­dé de lais­ser tom­ber Tin­tin au pays des Soviêts, pre­mier album de la série, il aurait pu de même lais­ser tom­ber Tin­tin au Congo et Tin­tin en Amé­rique, les deux sui­vants, tous deux remar­quables par leurs relents colo­nia­listes et racistes, pour avoir une série cohé­rente à par­tir de Les cigares du pha­raon, déjà beau­coup plus en phase avec l’hu­ma­nisme qui, petit à petit, a gri­gno­té du ter­rain pour culmi­ner avec Coke en stock et Tin­tin et les Pica­ros.
Mais il a déci­dé de les reprendre et de les re-publier, tout en se dou­tant qu’il y avait un pro­blème avec cer­taines scènes : ain­si, un cours d’his­toire de Tin­tin dans une école congo­laise (“Les enfants, aujourd’­hui, nous allons par­ler de votre patrie : la Bel­gique”) a été éli­mi­né de la ver­sion rema­niée au pro­fit de quelques inno­centes tables de multiplication.

On n’a donc pas affaire à un ouvrage d’a­vant-guerre, période plu­tôt glauque pour la pen­sée occi­den­tale, où le racisme en géné­ral pas­sait plu­tôt bien et où une bonne par­tie des métro­po­li­tains (pas seule­ment belges…) étaient effec­ti­ve­ment convain­cus que les Afri­cains étaient de grands enfants qui avaient besoin de l’é­clai­rage judéo-chré­tien libé­ral des pays indus­tria­li­sés. Cette ver­sion-ci, dis­po­nible en fac-simi­lés, n’est ven­due qu’au compte-gouttes dans des embal­lages luxueux, pas dans les rayons “enfants”.

On a affaire un ouvrage de la fin des années 40, période de recons­truc­tion où les remous indé­pen­dan­tistes de nom­breux pays colo­ni­sés com­men­çaient à se faire sen­tir — l’Inde et le Pakis­tan, par exemple, ont été auto­nomes dès 47. C’est dans ce contexte qu’il faut consi­dé­rer l’é­di­tion actuelle, et dans ce contexte, ça fai­sait déjà bien “pen­sée d’ar­rière-garde”. Bref.

On pour­rait croire que je suis donc favo­rable à l’in­ter­dic­tion de cette page pour le moins dis­cu­table de l’œuvre d’Hergé.

Il n’en est rien.

C’est la deuxième chose que m’é­voque cette affaire : autant je suis le pre­mier à consi­dé­rer Tin­tin au Congo comme une bouse raciste (le pre­mier Tin­tin mani­fes­tant un sem­blant de res­pect pour d’autres cultures est sans doute Le lotus bleu) et à consi­dé­rer qu’on ne devrait pas le don­ner à des enfants avant de leur avoir fait un cours d’his­toire sur la colo­ni­sa­tion, autant je ne suis jamais favo­rable à l’in­ter­dic­tion d’un livre — à part peut-être les bouses sur Ségo­lène en maillot de bain, mais peut-on appe­ler ça des livres ?

Aujourd’­hui, on s’in­quiète du racisme d’une BD et on veut la reti­rer des rayons. Et demain ?

Ça crée­ra un pré­cé­dent fâcheux qui pour­ra pous­ser à l’in­ter­dic­tion de tout et n’im­porte quoi. Demain, je deman­de­rai la sup­pres­sion de Tin­tin et les Pica­ros pour pro­pa­gande pro-gué­rilla mar­xiste et par res­pect pour Íngrid Betan­court. Après-demain, je deman­de­rai l’in­ter­dic­tion de l’œuvre de Mau­rice Dan­tec pour pro­pa­gande catho­lique. Dans trois jours, je deman­de­rai l’é­ra­di­ca­tion des Har­ry Pot­ter parce que, en sept volumes, on ne voit pas une seule fois les gens s’en remettre à Dieu pour leur par­don­ner leurs offenses.

Tin­tin au Congo est une bouse colo­nia­liste, c’est enten­du. Mais si l’on doit inter­dire toutes les daubes insup­por­tables, on n’a pas fini. Et on va se retrou­ver comme en 2002 : “quoi, y’a huit mil­lions de gens qui votent Le Pen ? Mais com­ment on l’a pas su ?”. C’est tout simple : on l’a pas su parce qu’il y a des idées nau­séa­bondes que l’on a inter­dites d’ex­pres­sion en France et que, du coup, on n’a plus aucun outil pour les surveiller.