Un petit groupe de trois millions

J’ai par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié, tout à l’heure au jour­nal de France 2, une dame à la recherche de car­bu­rant qui en avait marre d’ ”un petit groupe de trois mil­lions de per­sonnes qui bloque la France”.

Je me gausse.

Bon, déjà, à sa place, je pren­drais les chiffres du minis­tère de l’in­té­rieur. Pour mini­mi­ser, c’est plus effi­cace. Un petit groupe d’un mil­lion de per­sonnes (nombre moyen avan­cé par ledit minis­tère sur les der­nières manifs), ça sonne mieux qu’un petit groupe de trois millions.

Ensuite, et sur­tout, je réflé­chi­rais un peu avant d’a­van­cer que ledit groupe ne repré­sente rien. Vous connais­sez beau­coup de sujets qui ont mobi­li­sé un mil­lion de mani­fes­tants, vous ?

Pou­voir d’a­chat, contrat “pre­mière embauche”… À chaque fois, le même argu­ment : un mil­lion sur soixante, c’est que dalle.

Il y a tout de même un cas qui a per­mis de mesu­rer la “repré­sen­ta­ti­vi­té” d’un mil­lion de manifestants.

Ce cas, c’est le pre­mier mai 2002.

Un mil­lion de mani­fes­tants le pre­mier mai 2002 s’est tra­duit le 5 mai sui­vant par 82 % de suf­frages expri­més pour un cer­tain Jacques Chi­rac, réélu ines­pé­ré à la pré­si­dence de la Répu­blique française.

Au pre­mier tour, il avait réuni 20 % des suf­frages expri­més. Il est rai­son­nable d’i­ma­gi­ner que les élec­teurs de Fran­çois Bay­rou, Jean Saint-Josse, Alain Made­lin, Corinne Lepage et Chris­tine Bou­tin allaient voter Chi­rac au second tour, soit un total de 38 % des suf­frages. Quant à Jean-Marie Le Pen, ayant réuni 17 % des voix, il pou­vait comp­ter sur le ral­lie­ment de celles de Bru­no Mégret, por­tant son total “natu­rel” à 19 %. Il n’a pas atteint ce résul­tat au second tour…

Il n’est donc pas dérai­son­nable de pen­ser que non seule­ment l’im­mense majo­ri­té des 43 % qui n’a­vaient voté ni pour l’un, ni pour l’autre au pre­mier tour, mais aus­si une bonne part des trois mil­lions qui s’é­taient abs­te­nus au pre­mier tour et ont voté au second, ont voté pour Jacques Chi­rac non par convic­tion, mais par simple rejet du père de la gueu­larde. Ajou­tons à cela ceux qui, par­mi les élec­teurs natu­rels de Jacques Chi­rac, ne pou­vaient pas sac­quer le gros borgne avec une che­mise noire, et l’on est très pro­ba­ble­ment en pré­sence d’une majo­ri­té absolue.

Voi­là où je vou­lais en venir. Un mil­lion de per­sonnes dans la rues le pre­mier mai 2002, cela cor­res­pon­dait à peu près à une majo­ri­té abso­lue dans l’o­pi­nion publique. Ce n’est bien sûr qu’une esti­ma­tion et la métho­do­lo­gie est émi­nem­ment dis­cu­table, mais c’est le seul cas que je connaisse où l’on a pu avoir à quelques jours d’in­ter­valle une élec­tion per­met­tant d’es­ti­mer la repré­sen­ta­ti­vi­té d’un mil­lion de mani­fes­tants. En gros, avec 33 mil­lions de suf­frages, ce mil­lion de mar­cheurs de rue était silen­cieu­se­ment sui­vi de 15 bons mil­lions de per­sonnes dotées d’un bul­le­tin de vote qui pré­fé­raient res­ter dans l’ombre.

Si l’on suit cette extra­po­la­tion aujourd’­hui, le gros mil­lion de mani­fes­tants (notez que j’a­ban­donne l’i­dée d’u­ti­li­ser, même en les révi­sant, les nombres cités par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales : ceux-ci ne prouvent que l’in­com­pé­tence arith­mé­tique de ceux qui les énoncent) pour­rait bien n’être que la par­tie émer­gée d’un ice­berg d’o­pi­nion majo­ri­taire. Il ne me paraît pas ris­qué d’es­ti­mer que la plu­part des Fran­çais en âge de s’ex­pri­mer sont plus ou moins silen­cieu­se­ment oppo­sés à la réforme des retraites telle qu’elle est pro­po­sée, ou à tout le moins s’en servent comme sym­bole de leur mécon­ten­te­ment général.

Ah oui, c’est sûr : “majo­ri­té abso­lue”, ça fait plus trop “petit groupe”.

Notons tout même qu’il ne s’a­git pas ici de me pro­non­cer pour ma part sur cette réforme, qui porte indé­nia­ble­ment et logi­que­ment la marque des libé­raux au pou­voir. On se doute qu’en l’é­tat, elle ne me plaît guère, mais il convient de noter qu’on savait depuis les années 70, et la chute de nata­li­té d’a­lors, que le sys­tème devrait être remis à plat un jour ou l’autre, soit pour mieux incor­po­rer les gains de pro­duc­ti­vi­té, soit pour trou­ver de nou­velles sources de finan­ce­ment, soit pour rééva­luer les mon­tants des pen­sions, soit plus rai­son­na­ble­ment pour orga­ni­ser un pana­chage des dif­fé­rentes solu­tions. C’est un des impar­don­nables échecs des assem­blées “socia­listes” des périodes 1981–86, 1988–93 et 1997–2002 que de n’a­voir pas su pro­po­ser une autre réforme, celle qu’ils appellent de leurs vœux aujourd’­hui par exemple.

J’ai donc plai­sir à ren­voyer dos à dos les connards du PS qui reprochent aux libé­raux de faire ce qu’eux n’ont pas eu les couilles de faire, et les connards de l’UMP qui vont faire en force une réforme mas­si­ve­ment désap­prou­vée. Per­son­nel­le­ment, je m’en lave un peu les mains : j’ai arrê­té de comp­ter sur une retraite depuis que j’ai com­pris que cré­tins façon Bisou­nours et fos­soyeurs façon Dal­las étaient au fil des alter­nances les seuls habi­li­tés à régu­ler le sys­tème de répar­ti­tion, ce qui ne peut se finir qu’en catastrophe.