Préjugés

Les pré­ju­gés, c’est mal, me disait-on quand j’é­tais petit. Du coup, j’ai gran­di avec l’i­dée qu’il faut savoir pas­ser au delà de sa pre­mière impres­sion, et que même si quel­qu’un a un pro­blème gênant ça ne veut pas dire qu’il est dépour­vu d’intérêt.

Résul­tat : j’ai quelques copains et copines qui votent à droite, qui sou­tiennent l’ar­mée, qui courent les jupons ou les mecs, qui votent à l’ex­trême-gauche, qui sou­tiennent le nucléaire, qui passent la moi­tié de leur vie en boîte, qui boivent trop, qui ne boivent pas, qui sont cathos, qui votent Bay­rou, qui rient fort, qui mettent des talons, qui ont les che­veux gras, qui se font remar­quer, qui res­tent dans leur coin, qui ont des gosses, qui n’en auront jamais… Autant d’élé­ments que j’ai enten­dus un jour où l’autre comme subor­don­née de la pro­po­si­tion “faut jamais fré­quen­ter quel­qu’un qui”. Et non seule­ment je m’en porte pas plus mal, mais je suis très content de connaître cer­tains d’entre eux.

En vieillis­sant, cepen­dant, je me rends compte qu’il y a des exceptions.

Par exemple, quand je ren­contre le fils natu­rel du gros dégueu­lasse de Rei­ser et du beauf de Cabu, c’est pas facile de me dire que c’est poten­tiel­le­ment un être char­mant, sur­tout s’il est occu­pé à incar­ner le calife El Pous­sah sur un stand de revue por­no éga­ré au salon de la pho­to. Et quand, deux ans plus tard, les hasards du métier me font pas­ser un repas à côté dudit indi­vi­du, je m’a­per­çois que non content d’être insul­tant au regard, il est insup­por­table à l’o­reille, accu­mu­lant beau­fi­tude au der­nier degré et sans-gêne au delà du tolérable¹.

Ou encore, lorsque je lis les articles d’un confrère aimant à se regar­der le nom­bril en vous expli­quant à lon­gueur de pages à quel point il a com­pris l’art de la pho­to­gra­phie — et qui, pour ren­for­cer mon pré­ju­gé, vous colle une femme à poil dans cha­cun de ses articles, quel qu’en soit le sujet². Et que cet indi­vi­du, une fois ren­con­tré en chair et en os et dûment pré­sen­tés, refuse de me dire bon­jour parce qu’il est occu­pé à expli­quer à un aréo­page d’au­di­teurs qu’In­ter­net, c’est le mal per­son­ni­fié, le gour­bi infâme où n’im­porte qui écrit n’im­porte quoi.

Ou, et j’en fini­rai avec cet exemple, lors­qu’un type bizarre vient me ser­rer la main comme si j’é­tais son meilleur ami à chaque fois qu’il me voit, mais m’ac­cueille d’un gla­cial “dites-moi qui vous êtes” le jour où j’ai quelque chose à lui demander…

Oui, dans ces cas et dans d’autres, je me dis que la pre­mière impres­sion, l’ins­tinct basique, le pré­ju­gé ini­tial ont du bon.

Aus­si, je le recon­nais : il y a un cer­tain nombre de trucs qui me glacent le sang. Des choses qui font que, en une seconde, j’ac­quiers d’une per­sonne une opi­nion si défa­vo­rable qu’il va fal­loir de gros bou­le­ver­se­ments pour que je puisse reve­nir dessus.

La liqui­di­té. Vous savez, ces gens mous, posés sur leur chaise, de toute évi­dence inca­pables de mar­cher cent mètres… Amorphes, liquides, dégou­li­nants, éteints et dépour­vus d’in­té­rêt pour l’ex­té­rieur, on en trouve de toutes les formes, de toutes opi­nions : seul leur manque radi­cal du moindre dyna­misme les carac­té­rise. Et moi, j’ai juste envie de taper des­sus pour essayer d’ob­te­nir un mou­ve­ment, une réac­tion quelconque.

L’in­té­grisme bagno­lesque. Le type qui dit “non mais ils font chier avec leurs pistes cyclables”, “dans Paris on peut plus rou­ler”, “avec ces putains de radars c’est plus pos­sible de gar­der son permis“³ et autres lieux com­muns à la con. Je suis loin d’être anti-auto, mais ce genre de voci­fé­ra­tion me hérisse le poil et me fait immé­dia­te­ment clas­ser celui qui l’a pro­fé­rée dans la rubrique “gros beauf”.

L’in­té­grisme végé­ta­lien. Fran­che­ment, com­ment vous faites pour pas envoyer chier le type que vous connais­sez pas, mais qui vient ten­ter de vous convaincre qu’il ne faut pas man­ger d’a­ni­mal mort (alors même que lui bouffe des végé­taux morts à lon­gueur d’an­née) et que ce que vous faites est ignoble ?

Le sadisme ani­ma­lier. Oui, je mange de la viande, mais j’aime bien les ani­maux ; je pré­fère donc qu’ils soient bien trai­tés jus­qu’au coup final et qu’on ne les tor­ture pas avant. Et une pho­to de cor­ri­da ou une expli­ca­tion oiseuse comme quoi “le tau­reau est né pour ça”, ça me glace le sang et ça me donne la gerbe.

Le natio­na­lisme. Vous êtes né en France ? Tant mieux pour vous. Pas de quoi être fier : vous ne l’a­vez pas choi­si. Pas de quoi non plus vous sen­tir supé­rieur et déci­der qui a le droit de venir vous voir ou pas. Si en plus vous votez Front natio­nal mal­gré le vide abys­sal de son pro­gramme éco­no­mique et socié­tal, inutile d’es­sayer de me ser­rer la main : c’est qu’en plus d’être natio­na­liste, vous êtes stupide.

Ceci mis bout à bout, si vous êtes capable de vous lever ou de vous inté­res­ser à quelque chose, accep­tez que l’au­to­mo­bi­liste ne soit pas un être sacré, me lais­sez man­ger de la viande sans tor­tu­rer la vôtre et ne consi­dé­rez pas les étran­gers comme des sous-êtres, vous êtes les bienvenus.

Je déci­de­rai peut-être que vous êtes un gros tas de merde, mais je le ferai après, en connais­sance de cause. Sans préjuger.

¹ En l’oc­cur­rence, je parle d’un être suf­fi­sam­ment abject pour inter­rompre les féli­ci­ta­tions aux chefs qui avaient sup­por­té nos hési­ta­tions et mon incom­pé­tence à l’heure de concoc­ter un excellent repas.

² À la base, je suis pas fan de “nu artis­tique”, même si je recon­nais que quand c’est bien fait et que ça cor­res­pond au sujet du jour, pour­quoi pas. Mais quand ça devient sys­té­ma­tique et qu’on ne peut plus abor­der un sujet sans vous col­ler une paire de seins quelque part, ça res­semble plus à une obses­sions mal­saine qu’à de l’art…

³ J’ai le per­mis depuis douze ans, et tou­jours douze points. Certes, je ne roule plus autant que quand j’é­tais gre­no­blois, mais j’ai fait soixante mille bornes entre 2002 et 2006 sans être fla­shé, sans télé­pho­ner au volant et sans griller de feu rouge.