Cartland
|de Laurence Harlé et Michel Blanc-Dumont, 1974–1995, ****
Les années 70 furent étranges pour le western bédéesque européen. N’hésitons pas à le dire : il fit dans cette période sa révolution, que son maître, le western ciné américain, ne fit qu’au début des années 90 (même s’il faut pour être honnête en noter les prémices dans certains films plus anciens, en particulier Un homme nommé Cheval en 70). C’est l’époque où le héros de western, loin d’être un blanc colonisateur et sans reproche confronté à un ennemi rouge et sournois, est devenu faible, parfois féminin, plus ou moins métis, ponctuellement vieillissant même.
73 et 74 furent en particulier marquantes, avec la naissance de deux héros majeurs : Buddy Longway et Jonathan Cartland. Deux séries sœurs, contant l’histoire de trappeurs solitaires vivant au contact quasi-quotidien des Sioux. Les premiers tomes ont d’ailleurs une fin étonnamment similaire : Buddy épouse Chinook, Jon épouse Petite-Neige, et ils quittent la tribu pour s’installer dans une maison.
Pourtant, les deux séries sont fort différentes. Laurence Harlé ne vise pas le réalisme absolu, comme Derib le fit. Cartland est une série documentée, scénaristiquement comme graphiquement, mais certaines situations sont un peu poussées et Jon ne vieillit que fort peu.
Harlé n’hésite pas non plus à massacrer son personnage, à lui en foutre plein la gueule, et ces épreuves le marquent profondément — au contraire d’un Mike Blueberry ou d’un Jerry Spring, par exemple, qui sont grosso modo les mêmes à la fin d’un épisode qu’au début. Dès le deuxième tome, Jon est une épave ambulante, vivant de clochardise dans Fort Laramie après la mort de sa femme. Ivrogne et désabusé, c’est assez rare pour un héros de “publication destinée à la jeunesse”…
Ensuite, la série part un peu dans tous les sens. C’est sans doute sa grande faiblesse : chaque album est quasiment un “one-shot”, sans véritable lien d’un épisode à l’autre. Découverte et protection des Indiens, convois de colons, polar fantastique, huis-clos angoissant (l’admirable Silver Canyon), embrouilles familiales, on y trouve un peu de tout, en vrac.
Certes, c’est la même chose chez Lucky Luke et Blueberry, mais le premier est une parodie comique n’ayant pas besoin de la constance d’un récit réaliste et le second fonctionne par “cycles” bien identifiés, chacun ayant sa propre cohérence et son propre rythme.
Du coup, certaines aventures de Jon passent sans laisser de traces, notamment ceux où s’introduit une espèce de romance façon bonobo avec une blanche qui n’est là que pour être déshabillée par le héros, tandis que d’autres prennent vraiment et tiennent en haleine. Aucun épisode n’est mauvais, rassurez-vous, et Jonathan Cartland (1974), Le fantôme de Wah-Kee (1976), Silver Canyon (1983), Les survivants de l’ombre (1987) et L’enfant lumière (1989) sont des petits bijoux à savourer et à re-savourer, mais d’autres sont simplement agréables et nullement mémorables.