Souvenirs, souvenirs…

Une rela­tion pro­fes­sion­nelle très atta­chée à l’his­toire du Front Natio­nal (qu’elle rêve de voir dis­sous à la chaux en même temps que ses clones, si j’ai bien com­pris) a pro­fi­té de ce neu­vième anni­ver­saire pour se sou­ve­nir de son 21 avril 2002. On en a beau­coup enten­du par­ler ces der­niers temps, entre fan­tasmes de “21 avril à l’en­vers” côté gauche, ter­reur de la même hypo­thèse côté droit, oracle de “21 avril bis” côté socia­lo et pro­messe sem­blable de Marine…

Mais, curieu­se­ment, je n’a­vais pas vrai­ment repen­sé à la soi­rée elle-même, aux évé­ne­ments de ce soir-là, qui mar­quait pour­tant ma pre­mière grande élec­tion — et ma deuxième élec­tion tout court : j’a­vais voté pour la pre­mière fois l’an­née d’a­vant, aux municipales…

Pour moi, cette soi­rée a com­men­cé vers 19h, sur une petite route sous le grand Vey­mont. J’ai tenu le bureau de vote jus­qu’à 16 h, puis pris l’AX mater­nelle pour retour­ner à Gre­noble : j’é­tais atten­du dans mes cours de maî­trise d’in­for­ma­tique le len­de­main à l’aube.

Au pas­sage, je récu­père un pote à la gare d’Aspres sur Buëch. Gros bou­chons en ren­trant sur Gre­noble (mar­rant, des bou­chons un jour d’é­lec­tions… Ah oui, j’ou­bliais. >< ), et quand ça com­mence à bou­chon­ner du côté de Clelles c’est que ça pue vrai­ment plus bas, donc on tourne à gauche et on prend sur St-Michel-les-Portes, pour des­cendre côté Ver­cors, par Gresse, Châ­teau-Ber­nard et le Gua : c’est plus long, c’est plus lent, mais y’a plus de virages donc c’est plus fun et c’est plus beau et y’a jamais personne.

En route, on dis­cute évi­dem­ment de l’é­vé­ne­ment du jour. Fan­tasme idiot : “ima­gine une seconde, avec le “Mon pro­jet n’est pas socia­liste” de Jos­pin, si les élec­teurs d’Ar­lette, de Prof et de Gluck­stein décident de voter utile et se calent sur le fac­teur, on peut avoir un second tour Chirac-Besancenot.”

Trois secondes de réflexion, je lâche : “non mais en fait, si y’a des gens qui votent utile, ça sera plu­tôt les mégre­tistes. D’a­près le son­dage de ven­dre­di, si la moi­tié d’entre eux votent pour le bœuf, il passe devant Jospin…”

Sur le coup, c’est juste une réflexion comme ça, mais deux heures plus tard c’est impri­mé et je suis pas près d’ou­blier que j’ai dit ça : le borgne fait trois points de plus, le roquet deux et demi de moins qu’annoncé…

À 19h30, nous arri­vons au Rabot. On retrouve les potes chez une copine, B. — qui est en fait mon drame sen­ti­men­tal du moment —, pour regar­der les résul­tats : elle est la seule du groupe à avoir une télé, et pour le coup je prends sur moi pour igno­rer la pré­sence de son mec. 20h, le résul­tat tombe. Les uns gueulent, les autres res­tent esto­ma­qués, elle pleure. Je la regarde, et brus­que­ment je m’a­per­çois que ce “petit métis­sage” qui par­ti­cipe à son charme, ce sont aus­si des grands-parents maliens et alle­mands que Jean-Marie aime­rait ré-expé­dier hors de ses frontières.

21h, le mot monte jus­qu’à la cité U : y’a des ras­sem­ble­ments spon­ta­nés place de Ver­dun. On décolle, on se glisse à gauche après le bâti­ment d’Es­clan­gon pour une des­cente noc­turne par les sen­tiers à tra­vers les arbres. Pen­dant que les autres sont occu­pés à se révol­ter, je regarde où je mets les san­dales en gui­dant B., qui n’a pas l’ha­bi­tude de pas­ser par ce rac­cour­ci acro­ba­tique. Avec le recul, j’ai l’im­pres­sion d’a­voir été plus utile ce soir-là que tous les mani­fes­tants réunis : j’ai rien caillas­sé, très peu gueu­lé, mais au moins j’ai essayé de filer un coup de main à quelqu’un…

Arri­vés sur la place, ça gueule dans tous les sens. Un groupe essaie d’es­ca­la­der les grilles de la pré­fec­ture, d’autres les en empêchent phy­si­que­ment, ça menace de tour­ner au bas­ton entre ultras et modé­rés. Fina­le­ment, ça part vers l’hô­tel de ville. Les mani­fes­tants s’en­tassent le long du bou­le­vard, un repré­sen­tant de la mai­rie s’in­quiète, mais après quelques négo­cia­tions Des­tot auto­rise l’ou­ver­ture de la salle d’ac­cueil contre la pro­messe que per­sonne de cas­se­ra rien.

Dedans, on est plu­sieurs cen­taines, entas­sés dans une sorte d’a­go­ra cou­verte. D’un côté, la télé montre les dis­cours creux de poli­to­logues eux-mêmes pris de court, entre­cou­pés d’i­mages de pays loin­tains : il y a des mani­fes­tants place de la Bas­tille, ils sont plu­sieurs mil­liers et ça com­mence à cas­ser des vitrines autour. Ces Pari­siens ont l’air très éner­vé, en tout cas vus des Alpes par le prisme télé­vi­suel ; nous sommes plu­tôt calmes, anxieux mais peu vio­lents, et regar­dons les résul­tats s’af­fi­cher bureau de vote par bureau de vote.

Arle­quin “tombe”. Second tour chez les pauvres du sud de la ville : Jos­pin — Mamère, devant Besan­ce­not. Applau­dis­se­ments de la foule, mal­gré un abs­ten­tion­nisme record. Quand les résul­tats des quar­tiers bour­geois tombent, ça calme : comme ailleurs, ce sont Chi­rac et le Pen qui l’emportent.

Quelques jours plus tard, dans ma fac de futurs infor­ma­ti­ciens dont le but ultime et de se faire “15 000 balles par mois, dès l’embauche” (sic…), un néo-con convain­cu à qui je parle des résul­tats à Arle­quin me sort que “bien sûr, y’a plein d’é­tran­gers là-bas, ils votent à gauche pour pou­voir res­ter en France”, et j’ai l’illu­mi­na­tion de lui répondre du tac au tac : “les étran­gers, ils ont pas le droit de vote, cré­tin”. Neuf ans plus tard, je main­tiens que c’est une de mes plus belles répliques spontanées.

Vers minuit, tous les bureaux sont tom­bés. Dans une région Rhône-Alpes acquise à Le Pen, Gre­noble reste une ville bien ancrée à gauche : Jos­pin domine très lar­ge­ment Chi­rac — enfin, avec genre 20 % des suf­frages expri­més… — et Le Pen récolte presque moi­tié moins de voix.

Bien sûr, on est loin de chez mes parents, où Jos­pin aurait été élu au pre­mier tour devant Mamère et où Le Pen, Chi­rac et Besan­ce­not sont à éga­li­té à une voix près et loin der­rière ; mais Gre­noble demeure res­pi­rable. Des­tot demande aux occu­pants de s’en aller, ils le font à contre-cœur mais sans trop insis­ter. Il y aura un peu de casse plus tard dans la nuit, mais rien de sérieux, juste quelques ivrognes isolés.

Ren­tré dans ma chambre, je découvre une chose : je ne dors pas. J’ai tou­jours dor­mi dans les neuf heures par nuit, qu’il vente ou qu’il neige ; mais ce soir-là, à quatre heures je suis encore à revi­si­ter les évé­ne­ments de la veille, à me deman­der si j’ai bien fait de ne pas voter Jos­pin, à me dire que non, en mon âme et conscience, je ne pou­vais vrai­ment pas : il l’a­vait dit lui-même et ça trans­pi­rait de sa pro­fes­sion de foi, son pro­jet n’é­tait vrai­ment pas socia­liste, et moi si.

Et je pense sur­tout à B., son père dont le métis­sage se voit bien, sa sœur qui passe inaper­çue dans une foule de “Fran­çais de souche”, à elle entre les deux, “négresse blanche” dit-elle en mon­trant son nez épa­té et ses courbes géné­reuses, me dis que c’est bizarre que je n’aie jamais vrai­ment remar­qué à quel point elle était tota­le­ment Bam­ba­ra mal­gré sa peau claire… Me demande aus­si com­ment on peut ne pas ado­rer ce genre de mélange…

Et je me demande com­ment va ce pays, que je n’aime pas vrai­ment parce qu’un pays, c’est des fron­tières et que je n’aime pas les fron­tières, et com­ment on peut trou­ver des solu­tions simples pour amé­lio­rer les choses, parce que “c’est la faute aux étran­gers, fou­tons-les dehors et tout sera réglé en six mois” est quand même un argu­ment bien plus acces­sible aux mal-com­pre­nants que “il faut tra­vailler les bases de la socié­té, modi­fier la répar­ti­tion des richesses, assu­rer une édu­ca­tion équi­table et des chances réelles à cha­cun, révi­ser fon­da­men­ta­le­ment éco­no­mie et mode de vie et on obtien­dra de vrais résul­tats dans vingt ans”.

Soit dit en pas­sant, j’ai tou­jours pas de réponse à cette question.

À sept heures, je suis de nou­veau éveillé. C’est le 22 avril ; comme beau­coup de col­lègues, je n’i­rai pas long­temps en cours aujourd’­hui — en plus, c’est une fac d’in­for­ma­tique, dont les occu­pants sont blo­qués sur leurs écrans à la posi­tion où je les ai lais­sés ven­dre­di, en train de pis­ser du code comme si le monde se limi­tait à Emacs. Je n’ar­rive de toute façon pas à me concen­trer sur ces trucs sans inté­rêt, j’ai à cette époque déjà déci­dé de quit­ter cette voie, j’es­saie de récu­pé­rer un peu de som­meil mais ce n’est fina­le­ment que mer­cre­di soir que j’ar­ri­ve­rai à dor­mir plus de cinq heures.

Le pre­mier mai, bien sûr, je suis dans les rues, avec 60 000 à 120 000 per­sonnes selon les sources, mais j’ai la dou­lou­reuse convic­tion que battre le pavé de la place Dube­dout au parc Mis­tral ne sert à rien. Après tout, ça ne convain­cra pas les fron­tistes de chan­ger d’a­vis — au contraire, même, puis­qu’ils pros­pèrent sur la frus­tra­tion de n’être point accep­tés — et ça ne fait que ras­su­rer les cons qui ont besoin de la masse pour se sen­tir mieux. Ce jour-là, comme tout le monde, j’ai chan­té deux cou­plets de Mar­seillaise et bouf­fé un sand­wich mer­guez sur un stand CGT à côté de la pati­noire, mais c’est aus­si une des pre­mières fois où j’ai res­sen­ti qu’une foule, aus­si gigan­tesque est sûre d’elle soit-elle, reste avant tout un trou­peau de mou­tons lobotomisés.