Classes moyennes

Hier soir a été dif­fu­sée une bonne grosse engueu­lade entre Laurent Wau­quiez, ministre de l’en­sei­gne­ment supé­rieur, et Audrey Pul­var, ex-jour­na­liste deve­nue par­leuse chez Ruquier. À eux deux, avec le cos­tard et la coupe à la Matt Damon d’une part, les lunettes et la chou­croute façon Simone Signo­ret d’autre part, ils for­me­raient un couple cari­ca­tu­ral de la famille idéale du ciné­ma amé­ri­cain des 60’s, mais c’est un autre débat.

Je vais même pas m’in­té­res­ser au débat de fond, à savoir en gros : le bou­quin de Wau­quiez, sous pré­texte de cou­vrir les classes moyennes, pro­pose-t-il de désha­biller les popu­la­tions pauvres du pays ? C’est pas que je m’en foute, mais j’é­vite de me pro­non­cer sur un bou­quin que je n’ai pas lu, et que je ne lirai pas (le jour où les hommes poli­tiques com­pren­dront que s’ils veulent réel­le­ment faire des bou­quins pour être lus et convaincre, ils feraient mieux de les envoyer gra­tui­te­ment en ligne que de les enfer­mer en librai­rie sous une jaquette de luxe, l’hu­ma­ni­té aura fait un grand pas).

C’est en revanche cette volon­té du gendre idéal de mettre en avant les classes moyennes, oubliées selon lui par le reste du monde poli­tique, qui m’interpelle.

D’a­bord, quand on entend un néo-conser­va­teur s’in­té­res­ser aux classes moyennes, ça doit tou­jours faire regar­der en face, de l’autre côté de l’At­lan­tique. La “hard-wor­king middle-class”, c’est l’ob­ses­sion du poli­ti­cien amé­ri­cain, convain­cu que les pauvres ne votent pas et que les riches votent de toute façon Répu­bli­cain. C’est leur “élec­to­rat vola­tile”, la classe des gens qui votent selon leur humeur du moment, et à qui il importe donc de parler.

La vision des choses est sou­vent dif­fé­rente en France, où la plu­part des poli­ti­ciens ont ten­dance à consi­dé­rer que la masse vote tou­jours sta­tis­ti­que­ment à peu près 50/50 pour le PS et l’UMP, et qu’une élec­tion se gagne chez les gens qui ne pré­voient pas d’al­ler voter : les pauvres.

Au pas­sage, je pense que les deux approches sont plus com­plé­men­taires qu’autre chose : Oba­ma a notam­ment creu­sé l’é­cart dans les popu­la­tions défa­vo­ri­sées, alors que c’est l’ar­ri­vée pro­gres­sive de la classe moyenne vers le PS qui a por­té Mit­ter­rand au pouvoir.

Donc, Wau­quiez n’in­vente rien en disant qu’on oublie les classes moyennes : il s’ins­pire de ce qui se passe ailleurs. Je ne sais pas si c’est une bonne idée : quand on voit les taux de par­ti­ci­pa­tion aux élec­tions amé­ri­caines, on a brus­que­ment l’im­pres­sion que nos 40 % d’abs­ten­tion sont un suc­cès de la démo­cra­tie fran­çaise. Il se trouve que s’a­dres­ser prin­ci­pa­le­ment aux classes moyennes, c’est s’a­dres­ser prin­ci­pa­le­ment à ceux qui votent déjà, et encou­ra­ger les décou­ra­gés et les déçus à res­ter chez eux.

Ce dis­cours à l’a­dresse des classes moyennes, pré­sen­tées comme igno­rées au pro­fit des pauvres et plus ponc­tuel­le­ment exploi­tées par les plus riches, j’ai donc ten­dance à le trou­ver tout sim­ple­ment dan­ge­reux, ris­quant de com­pres­ser l’é­lec­to­rat sur des popu­la­tions édu­quées et votant par prin­cipe tout en accrois­sant la rup­ture avec les popu­la­tions les moins favorisées.

Mais sur­tout, ce dis­cours est-il seule­ment logique ?

Soyons clair : les classes moyennes, je suis dedans. Céli­ba­taire, urbain, diplô­mé, exer­çant une pro­fes­sion inter­mé­diaire ou un emploi de cadre infé­rieur, tou­chant bien plus que le SMIC mais pas le double non plus… Je ne suis pas riche, dans le sens où c’est sur les 10 % les plus aisés que les écarts se creusent vrai­ment et où je suis gros­so modo à la limite des 25 % plus aisés, mais loin d’être pauvre, et à ce titre ne touche aucune allocation.

Alors, est-ce que j’ai l’im­pres­sion que les poli­ti­ciens m’ignorent ?

Pas vrai­ment, non. Au contraire, j’ai même le sen­ti­ment que tous les par­tis font très atten­tion à ne pas me fâcher, en évi­tant par exemple de tou­cher à mon impo­si­tion ou en dépen­sant des for­tunes pour refaire les 19è et 20è arron­dis­se­ments — selon les stan­dards pari­siens, c’est des zones pauvres, mais rap­pe­lons que les vrais pauvres ont été depuis long­temps éjec­tés en ban­lieue nord : le nord-est intra-muros est donc deve­nu un nid à bobos dans mon genre.

Sim­ple­ment, la plu­part des par­tis évitent de s’a­dres­ser expli­ci­te­ment aux classes moyennes. C’est une popu­la­tion nom­breuse, qui s’en sort finan­ciè­re­ment bien pour peu qu’elle sache vague­ment comp­ter (et nor­ma­le­ment, c’est une popu­la­tion qui sait comp­ter), qui dépense géné­reu­se­ment son argent en bis­trots, sor­ties cultu­relles, boîtes de nuits et voyages, qui n’est pas cho­quée de payer des impôts et ne fait pas d’é­va­sion fis­cale vu les mon­tants en jeu, bref, qui a gros­so modo ce qu’elle veut. Donc, on peut dif­fi­ci­le­ment trou­ver un argu­ment-choc pour la séduire, en tout cas une fois qu’on lui a per­mis de décomp­ter de ses reve­nus le salaire de son aide-ménagère.

En revanche, c’est une popu­la­tion qu’il ne faut sur­tout pas fâcher, parce qu’elle vote mas­si­ve­ment, et que perdre deux points dans les classes moyennes, c’est aller dans le mur sur une élec­tion un peu serrée.

Donc, les classes moyennes, on les fait pas chier. On leur parle peu, on s’as­sure de ne jamais rien faire contre elles, on leur fout la paix surtout.

Et quelque part, c’est nor­mal. Per­son­nel­le­ment, je suis le pre­mier à le dire : je n’ai pas de pro­blème poli­ti­que­ment por­teur. Je paie des impôts (par­ti­cu­liè­re­ment peu, je suis jour­na­liste), je trouve ça nor­mal ; je gagne assez bien ma vie pour mettre un peu de côté sans avoir le sen­ti­ment d’é­co­no­mi­ser, je n’ai pas vrai­ment de pro­blème de loge­ment — ou en tout cas pas plus que le pari­sien moyen — puisque je peux lâcher 800 € de loyer par mois, je n’ai pas à rem­plir de dos­siers de demande d’al­lo­ca­tion ou à deman­der de carte de séjour, mes rap­ports avec l’ad­mi­nis­tra­tion se limitent donc à l’ins­crip­tion sur les listes élec­to­rales et au ren­voi de ma décla­ra­tion d’im­pôts cor­ri­gée, bref, un poli­ti­cien n’a rien à gagner à s’a­dres­ser à moi : je vais de toute manière voter en fonc­tion de mes convic­tions concer­nant le reste de la socié­té, et tout ce qu’il pour­rait faire, ça serait de dire une conne­rie qui m’en­ver­ra voter ailleurs.

Bref, le contrat entre classes moyennes et hommes poli­tiques est simple : c’est la coexis­tence paci­fique. Tu me fais pas chier avec des dos­siers de demande d’aides imbi­tables, tu touches pas à mon impo­si­tion, tu ne me prends pas à témoin dans tes pro­jets arri­vistes, et en échange je conti­nue à voter 50/50 et je te laisse essayer de séduire les autres catégories.

Je ne pense donc pas que Wau­quiez ait beau­coup à gagner en s’a­dres­sant aux classes moyennes. En revanche, les classes moyennes ont quelque chose à y perdre : si elles deviennent le cœur du dis­cours poli­tique, elles risquent de deve­nir celles contre les­quelles s’ex­ci­te­ra la colère des lais­sés-pour-compte, aujourd’­hui plus remon­tés contre les caté­go­ries les plus riches.

Or, la coha­bi­ta­tion entre rai­son­na­ble­ment riches et rai­son­na­ble­ment pauvres est une réa­li­té. Lorsque les pauvres de St-Denis jalousent les riches de Neuilly, ça ne pose pas de pro­blème vu qu’ils ne se ren­contrent jamais. Si les pauvres d’Au­ber­vil­liers prennent en grippe les bobos du 19è, c’est beau­coup plus dan­ge­reux : ils se côtoient tous les jours dans le bus.

Et ça, oui, ça m’in­quiète, bien plus que l’ac­cès au loge­ment ou l’im­po­si­tion pour des gens qui gagnent 2000 € par mois.

Acces­soi­re­ment, les poli­ti­ciens devraient aus­si de temps en temps se concen­trer sur des pro­blèmes ruraux. Parce que bon, par­ler de gens contraints à faire trente kilo­mètres pour aller au bou­lot, ça peut aus­si démo­bi­li­ser ceux qui en font autant pour bos­ser, plus cin­quante pour aller au super­mar­ché, qui n’ont ni bus ni train, et qui n’ont qu’un SMIC pour entre­te­nir deux voi­tures. La rup­ture entre urbains au sens large et ruraux est réelle, et l’é­lec­to­rat rural est pour le coup à la fois très démo­bi­li­sé (vu que per­sonne ne s’in­té­resse à eux) et très mobi­li­sable. Il serait mal­heu­reux que St-Josse et Le Pen soient les seuls à avoir com­pris qu’il y a une vie au delà de la grande ceinture…