Tas de crétins…

Mes­dames, mes­sieurs les dépu­tés, ministres et consorts,

il s’est pas­sé récem­ment un évé­ne­ment qui mérite qu’on revienne des­sus : vous vous êtes, tous autant que vous êtes, équi­ta­ble­ment cou­verts de honte. Et en tant que nos repré­sen­tants, c’est dou­ble­ment honteux.

Per­met­tez-moi donc de vous expliquer.

Contrai­re­ment à ce que dit l’i­déo­lo­gie rela­ti­viste de gauche, pour nous, toutes les civi­li­sa­tions ne se valent pas. Celles qui défendent l’hu­ma­ni­té nous paraissent plus avan­cées que celles qui la nient, celles qui défendent la liber­té, l’é­ga­li­té et la fra­ter­ni­té nous paraissent supé­rieures à celles qui acceptent la tyran­nie, la mino­ri­té des femmes, la haine sociale ou eth­nique. En tout état de cause, nous devons pro­té­ger notre civilisation.

Ce sont, selon diverses sources, les pro­pos qu’a tenus un cer­tain Claude Guéant, ministre et agi­ta­teur de droite de son état.

Ces pro­pos sont-ils dignes d’ap­pro­ba­tion ? Boaf. Dès qu’on parle de civi­li­sa­tion, c’est pour s’op­po­ser soi-même aux autres, sau­vages ou tout au moins infé­rieu­re­ment civi­li­sés. Il est notable, d’ailleurs, que les eth­no­logues évitent ce terme, se concen­trant plu­tôt sur des notions d’or­ga­ni­sa­tion ou de socié­té. Dire qu’il y a des civi­li­sa­tions sous-entend que la nôtre est meilleure, c’est un point de vue nom­bri­liste et cré­tin. Ce n’est pas la pre­mière fois que le sieur Guéant dit des trucs cré­tins, donc bon.

Mais ces pro­pos sont-ils pour autant scan­da­leux ? Est-il cho­quant de dire que l’on pré­fère des socié­tés, des sys­tèmes ou des orga­ni­sa­tions défen­dant les valeurs aux­quelles on croit à d’autres qui les foulent aux pieds ? Non plus. Fran­che­ment, dans les mille conne­ries que Guéant a pu sor­tir, celle-ci ne mérite même pas qu’on la cite, sinon pour rap­pe­ler que contrai­re­ment à ce qu’on pou­vait croire en écou­tant les dis­cours de ses pour­fen­deurs, il avait bel et bien, lui-même et dès le départ, pré­ci­sé sa pen­sée et indi­qué à quoi il fai­sait réfé­rence en affir­mant que toutes les civi­li­sa­tions ne se valaient pas.

Y a‑t-il un truc plus cho­quant ? Oui, sans doute : l’at­taque sur “l’i­déo­lo­gie rela­ti­viste de gauche”. La gauche est la pre­mière, au contraire, à dire que toutes les socié­tés ne se valent pas, puis­qu’elle met depuis des lustres la notion de valeurs éthiques au centre de son juge­ment des socié­tés plus avan­cées (qui met­traient en avant la répar­ti­tion équi­table, voire égale, des richesses et la garan­tie de mini­ma sociaux) et des socié­té moins avan­cées (qui met­traient l’É­tat en coupe réglée, rédui­raient le peuple en escla­vage ou pro­mou­vraient une répar­ti­tion très inégale des richesses). La gauche nous explique depuis des lustres qu’une civi­li­sa­tion basée sur État fort, qui assure une pro­tec­tion sociale et un niveau de vie confor­table à tous les citoyens, est supé­rieure à une autre plus libé­rale ou auto­ri­taire. De la part d’un libé­ral, cen­sé jus­te­ment pro­mou­voir le lais­ser-faire et refu­ser les juge­ments de valeur, c’est par­ti­cu­liè­re­ment fort de repro­cher à la gauche de ne pas vou­loir recon­naître de dif­fé­rences de valeur entre les systèmes.

Mais jusque là, y a‑t-il de quoi cas­ser trois pattes à un canard ? À mon humble avis, non. Je dirais presque que Guéant a per­du la main : sur un sujet pareil, il aurait été bien plus bru­tal il y a quelques mois — rien sur l’im­mi­gra­tion, rien sur les gens qui s’ins­tallent en France sans adhé­rer à ses valeurs, rien, fina­le­ment, qui ne soit du niveau zéro de la pen­sée tant tout ce qu’il a dit tient de l’é­vi­dence : oui, il y a des “civi­li­sa­tions”, des socié­tés plus exac­te­ment, que nous avons des argu­ments pour juger infé­rieures à d’autres. Si l’on croit que les femmes sont des êtres humains doués de rai­son, alors on peut rai­son­na­ble­ment consi­dé­rer qu’une socié­té où elles ont le droit de vote est plus avan­cée, sur ce point, qu’une où elles ne l’ont point : je ne vois pas le carac­tère cho­quant du propos.

Pour­tant, c’est curieu­se­ment cette fois-ci que vous, diri­geants de “gauche” ou pré­ten­dus tels, lui tom­bez sur le râble. Avec ce qui n’est rien de moins qu’une attaque en règle, basée sur un pré-sup­po­sé : tout ce que dit Guéant est raciste, donc s’il parle de civi­li­sa­tion, c’est pour atta­quer l’is­lam. Vous res­sor­tez donc l’ar­gu­ment du racisme sup­po­sé de Guéant dans une des rares saillies où, fina­le­ment, il se contente de nom­bri­lisme. C’est ni plus ni moins qu’un pro­cès d’intention.

Dieu sait que je ne porte pas cette tête de con dans mon cœur et que ça me brûle les doigts de prendre sa défense ain­si, mais sur ce coup, mes­dames et mes­sieurs, vous lui faites un faux pro­cès, basé sur un acte d’ac­cu­sa­tion biai­sé selon vos propres fan­tasmes. Qu’il ait pen­sé “la civi­li­sa­tion chré­tienne est supé­rieure à la civi­li­sa­tion musul­mane”, c’est pos­sible ; mais pour une fois, il n’a dit que “ma civi­li­sa­tion est meilleure que les autres”. On peut trou­ver ça stu­pide, ça ne mérite pas un assaut pour racisme.

Pour­tant, ce jour, en séance de l’As­sem­blée natio­nale, mon­sieur Serge Let­chi­my (dépu­té de son état) a por­té une attaque directe, dans une tirade d’une vio­lence digne des pires pro­pos d’Hor­te­feux. En trente secondes, il mani­feste une hos­ti­li­té aus­si ouverte que, dans le cas pré­sent, dénuée de fon­de­ment, à l’en­contre de Claude Guéant, alors même que les occa­sions n’au­raient pas man­qué ces der­niers mois de l’at­ta­quer aus­si vio­lem­ment à bien meilleur escient. En trente seconde, il véri­fie la règle selon laquelle on finit tou­jours par com­pa­rer son inter­lo­cu­teur à Hitler :

Vous nous rame­nez, jour après jour, à ces idéo­lo­gies euro­péennes qui ont don­né nais­sance aux camps de concen­tra­tion, au bout du long cha­pe­let escla­va­giste et colo­nial. Mon­sieur Guéant, le régime nazi, si sou­cieux de puri­fi­ca­tion, si hos­tile à toutes les dif­fé­rences, était-ce une civi­li­sa­tion ? La bar­ba­rie de l’es­cla­vage et de la colo­ni­sa­tion, por­tée par toute la chré­tien­té, était-ce une mis­sion civilisatrice ?

Mon­sieur Let­chi­my, vous accu­sez ici mon­sieur Guéant d’a­voir dit pré­ci­sé­ment le contraire de ce qu’il a dit, alors qu’il a dit pré­ci­sé­ment ce que vous sous-enten­dez : il y a des civi­li­sa­tions qui n’en sont pas, ou qui en sont de moins avan­cées que la nôtre. C’est d’au­tant plus hon­teux que trois secondes avant, vous dites :

Et j’a­jou­te­rais que chaque culture, chaque civi­li­sa­tion, dans sa lutte per­ma­nente entre ses ombres et ses lumières, par­ti­cipe à l’hu­ma­ni­sa­tion de l’homme !

Dans le même dis­cours, Mon­sieur Let­chi­my, vous dites que chaque culture par­ti­cipe à l’hu­ma­ni­sa­tion de l’homme et vous atta­quez les cultures nazies et colo­niales. Ah, c’est vrai, vous leur reti­rez la qua­li­té de civi­li­sa­tion ; mais alors, que fait Guéant que vous ne faites pas ? Lui dit qu’il y a des civi­li­sa­tions meilleures que d’autres, vous qu’il y a des civi­li­sa­tions qui se valent et d’autres choses qui ne sont pas des civi­li­sa­tions. Quelle est la dif­fé­rence entre vos deux dis­cours, hor­mis un ergo­tage sur les mots concer­nant les limites du terme “civi­li­sa­tion” ?

En réa­li­té, il n’y a là que les dif­fé­rences que vous y voyez, comme deux gamins dans la cour de récré pour­ront sau­ter sur n’im­porte quel pré­texte pour se foutre sur la gueule, la véri­té étant qu’ils ont juste envie de se foutre sur la gueule.

Ce spec­tacle, mes­sieurs, est pitoyable, et ne gran­dit ni l’i­mage de Guéant, ni l’i­mage de Let­chi­my, ni l’i­mage des dépu­tés qui ont sou­te­nu cette saillie honteuse.

Et vous, mes­dames et mes­sieurs du gou­ver­ne­ment, que faites-vous face à cette attaque sous la cein­ture ? Vous vous dra­pez dans les haillons de votre hon­neur et quit­tez l’hé­mi­cycle. Mais ayez des couilles, bor­del ! Ayez le cran de répondre, d’ar­gu­men­ter, de mettre l’at­ta­quant face à ses propres contra­dic­tions ! Ça n’a rien de com­pli­qué : cet abru­ti s’est contre­dit en moins de dix secondes !

Vous aviez une occa­sion de faire fer­mer sa gueule à votre adver­saire. Mais non ! Tels les gamins exci­tés pré­cé­dents, vous réagis­sez par la conne­rie, puis allez vous répandre chez mes confrères en pleur­ni­che­ries sur cette com­pa­rai­son avec les nazis qui, certes, est d’une conne­rie incom­men­su­rable, mais ne vaut pas non plus qu’on s’y arrête outre mesure — nazi, c’est deve­nu une insulte tel­le­ment banale que même les nerds font des blagues des­sus (cf. point Godwin).

Tous autant que vous êtes, mes­dames, mes­sieurs, ministres ou dépu­tés, en poste ou can­di­dats, de droite ou de gauche, vous devriez avoir honte. Vous êtes cen­sés être repré­sen­tants de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, vous nous devez donc digni­té et mesure morale ; et puisque notre civi­li­sa­tion, si avan­cée dites-vous, est basée sur l’art de la dis­cus­sion plu­tôt que sur sur celui du pugi­lat, vous devriez pro­fi­ter de ces dis­sen­sions pour mon­trer votre élo­quence en construi­sant des dis­cours argu­men­tés, intel­li­gents et creu­sés. Au lieu de cela, vous vous vau­trez dans la fange de la bas­ton de cour de récré, ridi­cu­li­sant vos per­sonnes (c’est votre droit), mais aus­si vos fonc­tions et le man­dat que nous vous avons accordé.

Quant à vous, gens de gauche, vous n’a­vez donc tel­le­ment pas de pro­jet de socié­té à nous pro­po­ser, que vous vous sen­tiez obli­gé d’at­ta­quer n’im­porte quel cré­tin de droite, en sor­tant sa phrase de son contexte, pour des pro­pos que vous auriez tout à fait pu tenir ? C’est tel­le­ment déso­lant, dans votre programme ?

Et vous être si inca­pables d’af­fir­mer par vous-mêmes, que vous appe­liez Vol­taire, Hugo, Mon­tes­quieu et consorts à la res­cousse ? C’est tel­le­ment creux, à l’in­té­rieur de vos têtes ?

Mes­sieurs, mes­dames, si Vol­taire et Mon­tes­quieu étaient encore de ce monde, ils vous diraient l’un comme l’autre d’al­ler vous faire foutre. Je sais, ça ne se fait pas, mais après tout il n’y a pas de rai­son que vous soyez les seuls à les faire par­ler d’outre-tombe.

Mes­dames, mes­sieurs, pour la pre­mière fois depuis que j’ai le droit de vote, j’en­vi­sage très sérieu­se­ment de voter blanc aux pro­chaines élec­tions — le vote blanc, je vous le rap­pelle, est le suf­frage le plus expri­mé : c’est le seul qui donne une opi­nion pré­cise sur chaque can­di­dat, “plu­tôt rien que cette tête de con”, et c’est un déni majeur de démo­cra­tie que de ne pas le comptabiliser.

Vous êtes des cré­tins pathé­tiques, auto-satis­faits, bel­li­queux et vani­teux. Je nous sou­haite, dès le prin­temps pro­chain, d’a­voir l’in­tel­li­gence d’é­lire des indi­vi­dus doués de rai­son, capables de réflé­chir pour le bien du peuple qu’ils repré­sen­te­ront et non en ver­tu de petites vexa­tions partisanes.

Quant à vous… Quand j’é­tais pion, des gamins qui se com­por­taient comme vous, je les sépa­rais et leur fou­tais deux heures de colle à cha­cun, pour bien leur expli­quer qu’au­cun des deux n’a­vait rai­son sur quelque point que ce soit. Vous ne méri­tez pas mieux.