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C’est assom­mant, par­fois, le pou­voir que peut avoir une photo.

Tout à l’heure, une col­lègue me fait pas­ser un lien. Celui-ci, plus précisément.

Naï­ve­ment, je clique dessus.

Je parie que vous aus­si, d’ailleurs.

Je jette un œil. Les minia­tures d’un album Fli­ckr, inti­tu­lé “*”, en noir et blanc très dense et contras­té. Okay.

Et puis, il se passe un truc étrange.

Je jette un deuxième coup d’œil. J’ouvre deux ou trois images, celle-ci et celle-ci notamment.

Et là, je bas­cule.

Dix secondes, grand maxi­mum. C’est le temps qu’il me faut pour pas­ser d’un état domi­né par “concen­tra­tion-bou­lot en cours” à un état éti­que­té “argh­noumpf” — celui où l’es­prit décroche, se bloque sur un truc, sur une pen­sée indé­fi­nie, où plus rien ne semble fonc­tion­ner et où écrire un mot est un effort qua­si­ment infini.

Fer­mer l’on­glet en urgence, ten­ter de me recon­cen­trer sur mon truc-chose à pho­tos sous-marines, mais ça marche pas. Ces images res­tent, imprègnent, engour­dissent mon esprit, au point que je suis obli­gé d’y retour­ner, puis d’y retour­ner encore pour ten­ter de les exor­ci­ser. Fina­le­ment, ce n’est qu’à 18h45 que je boucle ce sata­né test, qui vu le rythme ini­tial n’au­rait pas dû m’oc­cu­per pas­sé six heures.

Alors, qu’est-ce que c’est que ces pho­tos ? D’où tirent-elles leur pouvoir ?

Il y a d’a­bord un phé­no­mène d’ac­cu­mu­la­tion. Ce n’est pas une pho­to, ce sont soixante-douze pho­tos pour la pre­mière page. Et elles sont qua­si­ment toutes sur le même modèle (quelques-unes sortent quand même du lot).

Il y a ces regards fron­taux, presque tous tom­bants, durs et agres­sifs (et j’ai pas besoin d’a­gres­sion ces temps-ci). Et ces dés­équi­libres, ces asy­mé­tries sys­té­ma­tiques qui tranchent avec le côté direct des regards.

Et puis ces cadrages qui coupent régu­liè­re­ment une par­tie du visage.

Et puis, bien sûr, ces noirs et blancs denses, sombres, glauques.

Ces visages, ce sont des fan­tômes, des morts-vivants, qui jugent et condamnent. Qui ne sortent de l’ombre que le temps de jeter leur souf­france, leur ran­cœur, leur haine.

Cette page, pour moi, ce sont soixante-douze per­sonnes qui me veulent mort, qui sou­haitent m’en­traî­ner dans leur uni­vers mor­bide, et qui ne diront rien, n’ex­pli­que­ront rien, n’ont ni rai­son ni mobile, juste l’im­pla­cable volon­té de me détruire.

Et les sym­boles… Des cica­trices, des ciga­rettes, des aiguilles… Jus­qu’à la minia­ture ci-contre, dont l’ombre floue à droite prend la forme d’une corde de pendu.

La série porte sur des sans-abri. Le but de Jef­fries est sans doute de mettre mal à l’aise le petit bour­geois plan­qué der­rière son ordi­na­teur pour lui faire prendre conscience de l’hu­ma­ni­té de ses sujets ; mais c’est un échec.

Plu­tôt que de me mettre mal à l’aise, ces pho­tos m’an­goissent, me ter­ri­fient, m’a­gressent à un niveau extrê­me­ment vis­cé­ral, au point de me rendre non-fonc­tion­nel pour plu­sieurs dizaines de minutes — et j’i­gnore com­bien de cau­che­mars je vais faire cette nuit, où ces faces gri­ma­çantes et hai­neuses risquent de me pour­suivre jus­qu’à l’aube.

Ces pho­tos sont, pour moi en tout cas, extrê­me­ment vio­lentes, comme si j’é­tais cou­pable de tous les mal­heurs du monde et que ces êtres soient des anges infer­naux venus me torturer.

Et quand je vois celle-ci, j’ai tout sim­ple­ment l’im­pres­sion d’être nez à nez avec la Mort, qui doit plan­quer sa faux quelque part et s’ap­prête à me sau­ter à la gorge.

Voi­là, il est tard, je vais retour­ner me blot­tir dans mon lit et essayer d’ou­blier ces per­sonnes venues déver­ser sur moi toute leur haine de l’humanité.

Je suis pas sûr d’y arriver.