Chaos institutionnel

Jean-Marc Ayrault, pre­mier ministre, cité par TF1, concer­nant l’es­poir d’une coha­bi­ta­tion agi­té par la droite :

Si l’UMP n’a pas autre chose à pro­po­ser que le désordre ins­ti­tu­tion­nel, que le chaos ins­ti­tu­tion­nel, et bien, elle ne ser­vi­ra pas le pays.

J’ai deux choses à dire.

Pri­mo : c’est un superbe exemple d’hy­po­cri­sie poli­tique et de la mau­vaise foi au der­nier degré. Allons, mon­sieur Ayrault, n’é­tiez-vous pas, en 2002 et en 2007, par­mi les gau­chistes una­nimes qui appe­laient à la mobi­li­sa­tion pour les légis­la­tives, sou­hai­tant une coha­bi­ta­tion qui ne lais­se­rait pas tous les pou­voirs à la droite ?

Ne pen­sez-vous pas qu’il soit un peu hypo­crite de repro­cher à la droite de sou­hai­ter gar­der l’As­sem­blée natio­nale, après qu’elle a per­du l’As­sem­blée euro­péenne, les conseils régio­naux et géné­raux et même le Sénat pour la pre­mière fois de l’his­toire de la cin­quième Répu­blique ? Et sachant que la gauche sou­hai­tait, elle, prendre cette même Assem­blée sous pré­texte d’é­qui­libre des forces en 2007, à une époque où elle dis­po­sait encore des conseils géné­raux et régio­naux et où la repré­sen­ta­tion fran­çaise à l’As­sem­blée euro­péenne lui appar­te­nait (dans les trois cas : majo­ri­tés de gauche aux élec­tions de 2004) ?

Secon­do : c’est une contre-véri­té majeure que de trai­ter la coha­bi­ta­tion de “chaos ins­ti­tu­tion­nel”. Les ins­ti­tu­tions de la Répu­blique ont fonc­tion­né en coha­bi­ta­tion de 1986 à 88, de 93 à 95 et de 97 à 2002, sans me semble-t-il que l’É­tat fût tom­bé dans le chaos.

Mieux encore, à l’heure où la dette des États est une des inquié­tudes prin­ci­pales du moment, il faut noter que la longue coha­bi­ta­tion de Jos­pin et de Chi­rac a été la seule période où la dette a pro­gres­sé moins vite que le PIB — elle n’a donc pas dimi­nué, mais est deve­nue plus facile à rem­bour­ser, comme si votre ban­quier aug­men­tait vos traites de 2 % pen­dant que votre patron aug­mente vos reve­nus de 5 %. La rai­son est simple : si le gou­ver­ne­ment avait pré­sen­té un bud­get défi­ci­taire, il ne fait guère de doute que le Sénat aurait refu­sé de le valider.

La coha­bi­ta­tion exige, en fait, un équi­libre sub­til, où les dif­fé­rentes com­po­santes légis­la­tives et gou­ver­ne­men­tales sont contraintes à tra­vailler ensemble.

Ima­gi­nons que le Par­ti socia­liste rem­porte une majo­ri­té abso­lue, ou une majo­ri­té rela­tive suf­fi­sam­ment solide, à l’As­sem­blée natio­nale : le résul­tat évident est qu’il aura les mains lar­ge­ment libres pour faire ce qu’il veut pen­dant cinq ans. Les seuls contrôles qui lui seront impo­sés seront le Conseil consti­tu­tion­nel (au des­sus des par­tis, mais majo­ri­tai­re­ment à droite) et les enga­ge­ments inter­na­tio­naux ; pour le reste, des conseils géné­raux à la pré­si­dence en pas­sant par les chambres et le gou­ver­ne­ment, tout sera domi­né par un seul parti.

Ima­gi­nons à l’in­verse une vic­toire de l’UMP : le pré­sident, l’exé­cu­tif local et le Sénat seront tenus de com­po­ser avec une Assem­blée (et donc sans doute un gou­ver­ne­ment) de droite. Au légis­la­tif comme à l’exé­cu­tif, on trou­ve­ra ain­si une oppo­si­tion interne. D’au­cuns hur­le­ront au blo­cage des ins­ti­tu­tions, mais la réa­li­té his­to­rique est que si les dis­cus­sions à n’en plus finir et les accords incon­for­tables font par­tie de la coha­bi­ta­tion, c’est aus­si la période où les déci­sions les plus cré­tines sont blo­quées par le contrôle de l’op­po­si­tion, l’ère où quelques francs-tireurs refu­sant les consignes de par­ti et votant avec leur cer­veau peuvent faire bas­cu­ler une déci­sion dans l’in­té­rêt du pays, bref, le moment où le débat fonc­tionne et où l’é­qui­libre poli­tique est respecté.

Je ne vais pas, à titre per­son­nel, jus­qu’à sou­hai­ter une coha­bi­ta­tion : c’est une situa­tion incon­for­table qui peut avoir de lourds incon­vé­nients poli­tiques, sur­tout à l’heure où des réformes pro­fondes risquent d’être exi­gées et où il sera impor­tant que l’É­tat ait une pleine capa­ci­té de déci­sion. En outre, les trai­tés euro­péens me semblent bien conçus pour évi­ter tout excès de gauchisme…

Mais par­ler de “chaos ins­ti­tu­tion­nel”, c’est atti­ser la peur et mécon­naître l’his­toire poli­tique. C’est aus­si, sans doute, bien plus ins­pi­ré par la volon­té de conser­ver son poste après les légis­la­tives que par celle de res­pec­ter le choix des électeurs.

Bref, c’est prendre les gens pour des cons et mécon­naître les ins­ti­tu­tions de la cin­quième Répu­blique, ce qui, pour un ministre, est honteux.