Arrêter les maths ?

Ça y est : la ques­tion est posée. En gros : faut-il allé­ger l’en­sei­gne­ment des mathématiques ?

Pré­am­bule : j’é­tais bon en maths. Sans bos­ser par­ti­cu­liè­re­ment, j’ai tour­né autour de 15 dans cette matière tout au long de ma sco­la­ri­té (enfin, plu­tôt autour de 19 jus­qu’en cin­quième), hor­mis quelques périodes par­ti­cu­lières dus à des sujets aux­quels j’é­tais aller­gique (les matrices de pro­jec­tion 3D en deuxième année d’IUT, par exemple). Et cer­tains petits pièges me parais­saient l’é­vi­dence même : par exemple, à dix ans, per­sonne ne m’au­rait col­lé en me deman­dant si 1/32 était supé­rieur ou infé­rieur à 1/35. Je n’ai pas de regret d’a­voir fait des maths et y’a même une époque où ça m’a­mu­sait plu­tôt : le pré­sent billet n’est pas une ven­geance d’an­ti-matheux aigri.

Ceci étant, les maths telles qu’elles sont ensei­gnées au pri­maire ou en secon­daire sont-elles utiles ?

J’en doute. Et depuis long­temps, même si j’é­tais très heu­reux de bouf­fer des nombres ima­gi­naires en ter­mi­nale — le truc facile qui rap­por­tait des points gra­tuits, au contraire de l’his­toire-géo ou de la bio­lo­gie, matières où il fal­lait bos­ser pour amé­lio­rer mes notes. Depuis, en fait, que j’ai vu galé­rer la fille de mon cœur, qui butait sur des pro­blèmes en ter­mi­nale et deman­dait pour­quoi on nous fai­sait chier avec un plan com­plexe dont aucun prof n’a­vait pu don­ner une uti­li­té concrète.

La réa­li­té, c’est que l’en­sei­gne­ment en France, et dans beau­coup de pays occi­den­taux, est cen­tré sur les maths. Non par uti­li­té — tout le monde est d’ac­cord pour dire que par­ler un anglais cor­rect est utile à beau­coup plus de gens que maî­tri­ser les poly­nômes du troi­sième degré — mais parce que, selon l’i­déo­lo­gie domi­nante, les mathé­ma­tiques for­me­raient l’es­prit et seraient un préa­lable essen­tiel à la rigueur de l’apprentissage.

Le truc ahu­ris­sant, c’est que cette affir­ma­tion, tota­le­ment gra­tuite, semble aller de soi et n’être jamais remise en question.

Et pour­tant…

Qu’est-ce qui fait qu’on apprend ?

Nous n’ap­pre­nons pas tout ce que nos maîtres nous enseignent juste pour leur faire plai­sir. En fait, même avec la meilleure volon­té du monde, il y a des trucs qui ne rentrent pas, et d’autres que l’on retient.

La dif­fé­rence, c’est l’intérêt.

Et l’in­té­rêt naît d’un autre truc essen­tiel : la curiosité.

C’est la curio­si­té, et elle seule, qui fait qu’on apprend. Si l’on a des faci­li­tés, on retien­dra plus faci­le­ment cer­taines choses d’un inté­rêt limi­té, mais si l’on n’a nul­le­ment envie de les rete­nir, on les oublie­ra à terme.

L’es­prit scien­ti­fique peut aider à rete­nir des choses : il impose une clas­si­fi­ca­tion, une méthode, une ana­lyse et une repro­duc­tion des essais. Il faci­lite la mémo­ri­sa­tion et peut même for­cer un cer­veau à rete­nir un truc dont il n’a rien à foutre (le nombre d’A­vo­ga­dro vaut 6,02 × 10²³, tiens) juste parce qu’on le lui a fait assez répéter.

Mais il ne crée pas le méca­nisme fon­da­men­tal de l’ap­pren­tis­sage. Ce méca­nisme vient de la curio­si­té et celle-là, elle est ancrée en nous dès le plus jeune âge et, à moins qu’on nous en dégoûte (“Quoi, pour­quoi ? T’en as pas marre de tout le temps deman­der pour­quoi ? Regarde la télé et fous-moi la paix !”), elle perdure.

Et quand bien même l’es­prit scien­ti­fique serait-il essen­tiel à l’ap­pren­tis­sage, peut-il se résu­mer aux maths ?

Non, bien sûr que non.

L’es­prit scien­ti­fique vient de la volon­té de com­prendre d’où viennent les choses, com­ment fonc­tionne le monde. C’est une autre forme de curio­si­té, moins pra­tique et plus abs­traite. Il pousse natu­rel­le­ment à com­prendre des outils plus abs­traits — algèbre et machins du genre — et va géné­ra­le­ment bien avec les maths, mais il ne naît pas d’elles.

Je vais prendre un exemple simple.

Il y a des gens qui n’ont rien à faire de conduire une voi­ture, ils veulent juste se dépla­cer d’un endroit à un autre. Uti­li­ser une auto­mo­bile ne les inté­resse pas. Au pas­sage, ce sont sou­vent des dan­gers publics, parce qu’ils n’ap­pren­dront jamais cor­rec­te­ment à conduire — ça ne les inté­resse pas, et ils ne pas­se­ront le per­mis que contraints et for­cés par la néces­si­té des dépla­ce­ments : ce sont les gens qui conti­nuent à 90 dans le brouillard ou qui paniquent dès qu’ils ren­contrent des condi­tions de route incon­nues. Si on leur demande ce qu’ils se passe lors­qu’ils appuient sur la pédale de freins, leur réponse et que “ça freine”. Ce sont les non-curieux, ceux qui n’ap­prennent rien.

Il y a des gens qui veulent apprendre à conduire, que l’acte lui-même inté­resse. Ils peuvent tout apprendre de la conduite, sans jamais com­prendre réel­le­ment ce qui se passe dans la voi­ture ; ils s’in­té­ressent à ce qu’ils doivent faire pour aller vite, pour rou­ler en toute sécu­ri­té sur tout ter­rain, pour s’a­dap­ter aux condi­tions, et peuvent être extrê­me­ment effi­caces en toutes cir­cons­tances. Si on leur demande ce qu’il se passe lors­qu’ils appuient sur la pédale de freins, leur réponse est que “la voi­ture ralen­tit, mais si j’ap­puie trop fort elle tire tout droit”. Ce sont les curieux de base, qui sont prêts à apprendre beau­coup de choses à condi­tion d’en voir l’ap­pli­ca­tion concrète.

Il y a enfin ceux qui veulent com­prendre com­ment ça marche. Ils peuvent tout apprendre de la méca­nique der­rière la conduite — et éven­tuel­le­ment, dans cer­tains cas, sans rien com­prendre à la conduite elle-même. C’est ce qui se passe à l’é­che­lon au-des­sus, les phé­no­mènes liés à la conduite, qui les inté­resse. Si on leur demande ce qu’il se passe lors­qu’ils appuient sur la pédale de freins, leur réponse sera du genre : “j’ap­puie sur un pis­ton, qui écrase les pla­quettes sur les disques et freine la roue, ralen­tis­sant la voi­ture. Si j’ap­puie trop fort, la roue se bloque, le pneu perd son adhé­rence et son pou­voir direc­tion­nel et la voi­ture conti­nue sur son élan”. C’est l’es­prit scientifique.

Vous avez remar­qué un truc ? Aucun des trois n’a eu besoin des maths. Ils ont répon­du en français.

On retrouve d’ailleurs cette sépa­ra­tion dans l’ap­pren­tis­sage des langues : les non-curieux apprennent à dire “sori aïe donte spike inegliche” et s’en remettent à Google Trans­late pour le reste ; les curieux vont par­ler aux gens pour faire l’ex­pé­rience de la langue et s’in­té­res­ser à com­ment on la parle et com­ment on dit un truc ; les scien­ti­fiques vont décor­ti­quer l’é­ty­mo­lo­gie et la syn­taxe à la recherche de la logique sous-jacente et de la paren­té de cette langue avec les autres.

Impo­ser les maths, à rela­ti­ve­ment haute dose et jus­qu’à des niveaux d’abs­trac­tion éle­vés, à l’en­semble de la popu­la­tion, c’est par­tir du prin­cipe que tout le monde doit non seule­ment com­prendre com­ment marche une bagnole, mais être capable de l’ex­pri­mer for­mel­le­ment. C’est une énorme conne­rie : la plu­part des gens veulent juste savoir conduire effi­ca­ce­ment une voi­ture, et quelques-uns n’en ont même rien à foutre.

Il n’est pas ques­tion ici de nier l’u­ti­li­té des mathé­ma­tiques. C’est tout con, mais quand votre appa­reil pho­to vous dit qu’il fait une pho­to au 1/4 s, ça peut vous être utile de savoir s’il expose plus clair ou plus sombre que quand il dit 0,5 s.

Cer­tains outils mathé­ma­tiques appa­rem­ment abs­traits peuvent même aider à résoudre des ques­tions de la vie cou­rante très sim­ple­ment. Pre­nons un rai­son­ne­ment de charpentier :

“Si ma mai­son fait 10 mètres de large et que mon toit doit avoir une pente de 30 % en deux par­ties symé­trique, alors le poin­çon doit faire 10/2 × 30/100 = 1,5 m de hau­teur. Pytha­gore me dit que le car­ré de la lon­gueur des arba­lé­triers est égal à la somme des car­rés des lon­gueurs du poin­çon et du demi-entrait. 1,5² + 5² = 27,25, donc je dois tailler mes arba­lé­triers à √27,25 = 5,22 m.”

Je n’ai jamais réus­si à faire admettre à mon père que son “arba = √(poin­çon² + (entrait/2)²)” était de l’al­gèbre, mais il n’empêche : comme tout char­pen­tier, il pas­sait ses jour­nées à appli­quer les théo­rèmes de Pytha­gore et Tha­lès (cas d’un entrait retrous­sé par exemple) et démon­trait l’u­ti­li­té pra­tique de ce type de maths. Tout le monde ne va pas cal­cu­ler la lon­gueur d’un arba­lé­trier, mais beau­coup de gens vont un jour ou l’autre répar­tir une addi­tion au res­tau­rant, cal­cu­ler leurs impôts ou se deman­der s’il en chient plus pour mon­ter chez eux avec cinq étages de 17 marches, ou au bureau avec quatre étages de 20 marches (toute res­sem­blance avec une panne d’ascenseur chez mon employeur serait pure­ment for­tuite, mais s’ils vou­laient le répa­rer ça serait cool quand même).

Mais les espaces vec­to­riels ? Les nombres com­plexes ? Fran­che­ment, vous vous en ser­vez ? (Les gens qui s’en servent comme amu­se­ment ne sont pas obli­gés de répondre, je cherche sur­tout si ça a une vraie uti­li­té pour le com­mun des mortels.)

Per­son­nel­le­ment, même un truc aus­si basique que les fonc­tions, j’ai dû m’en ser­vir une fois dans ma vraie vie.

On n’a pas besoin de savoir ça, et par consé­quent sélec­tion­ner les gens là-des­sus est une conne­rie d’au­tant plus tra­gique qu’elle peut pous­ser à se pri­ver de talents utiles.

Com­bien de gens, par exemple, n’ont jamais eu de for­ma­tion cor­recte en anglais, qui serait utile à chaque fois qu’ils cherchent un truc sur Inter­net ou qu’ils ren­contrent un étran­ger, parce qu’ils ont été diri­gés vers l’en­sei­gne­ment pro­fes­sion­nel (sans langue étran­gère) faute de gérer l’ex­trac­tion de racines d’un poly­nôme ? Je veux pas avoir l’air d’en­fon­cer le clou plus que néces­saire, mais je tra­vaille avec une per­sonne plus ou moins dans ce cas… Alors que, à l’in­verse, j’ai enten­du un conseiller d’o­rien­ta­tion me dire que vues mes notes en maths, “ce serait dom­mage d’al­ler en L” — du coup, ça n’est qu’à 22 ans que je suis ren­tré en fac de lettres, où j’ai fait des choses qui aujourd’­hui encore me bottent vache­ment plus que l’informatique.

Ma convic­tion, c’est que l’en­sei­gne­ment actuel est beau­coup trop cen­tré sur les maths, comme si elles étaient le préa­lable à la construc­tion d’un esprit capable d’ap­pren­tis­sage. Or, il y a plein d’autres façons d’ap­prendre que d’ap­pli­quer des recettes mathématiques.

Pis : l’en­sei­gne­ment des maths tel qu’il est dis­pen­sé chez nous dégoûte les gamins. Pour­quoi donc les pro­blèmes pra­tiques, qui peuvent moti­ver les simples curieux, sont-ils qua­si­ment aban­don­nés dès le début du secon­daire ? Regar­dez le nombre de minots qui aiment les maths quand c’est du “si tu as cent grammes de cho­co­lat, com­bien tu dois en don­ner à cha­cun de tes trois potes pour que vous ayez tous la même part ?” et qui décrochent quand ça devient “AB = 3, BC = 4, com­bien vaut AC ?”… Et deman­dez-vous com­bien d’entre eux sui­vraient si la ques­tion était “à quelle lon­gueur faut-il cou­per l’entrait ?”…

Il paraît que, depuis des années déjà, on veut mener une grande réflexion sur l’é­cole. Ça devrait peut-être com­men­cer par là : trou­ver ce qui dégoûte les élèves et se deman­der d’a­bord si c’est utile ; ensuite, le cas échéant, cher­cher com­ment faire en sorte que ça en dégoûte le moins possible.