Laurence anyways

de Xavier Dolan, 2012, ****

Laurence est un homme. Enfin, en quelque sorte. Prof de lit­té­ra­ture fran­çais, confor­ta­ble­ment casé au Québec, il s’est tou­jours sen­ti plu­tôt fémi­nin… Au point de vou­loir fran­chir le pont : s’ha­biller en femme, être une femme. Avec les autres… ou mal­gré eux. Laurence any­ways, c’est l’his­toire de cette trans­for­ma­tion, de son dérou­le­ment, de son accueil par son entou­rage… et par Laurence, lui/elle-même.

Voilà qui n’est pas, loin s’en faut, un film par­fait. La pre­mière par­tie, qui pré­sente la vie de Laurence avant sa trans­for­ma­tion, est un véri­table fou­toir, au point que je me suis deman­dé si je n’al­lais pas invi­ter ma voi­sine au res­tau plu­tôt que de perdre notre temps dans cette salle. Succession de say­nètes sans rap­port les unes avec les autres, par­fois ver­beuses comme un prof de lit­té­ra­ture peut l’être, par­fois plus réus­sies mais tou­jours décou­sues… Les ingré­dients ne sont pas for­cé­ment mau­vais, mais ça manque de sauce.

Et puis, pour ceux qui ont tenu les trois pre­miers quarts d’heure, le film décolle peu à peu, au fur et à mesure que les uns et les autres apprennent le pro­jet de conver­sion. Fred, la copine — car Laurence, mal­gré son goût pour le tra­ves­tis­se­ment, n’est pas gay : il est pro­fon­dé­ment les­bienne —, qui tente de l’ac­com­pa­gner tout en dou­tant de sa propre capa­ci­té à s’a­dap­ter ; la mère, garce gla­ciale à l’ins­tinct mater­nel fort limi­té, et le père scot­ché devant sa télé qui n’a jamais remar­qué qu’il avait un fils ; les col­lègues, qui res­pectent pro­fon­dé­ment le prof de lit­té­ra­ture irré­vé­ren­cieux mais com­pé­tent, mais hésitent à admettre un tra­ves­ti en cours…

Laurence any­ways enchaîne les scènes dra­ma­tiques, par­fois vis­cé­ra­le­ment cho­quantes — vous savez, ce moment où tout le monde se regarde dans le ciné en disant « putain, la mère, mais putain quoi » —, vio­lentes — l’i­né­vi­table pas­sage à tabac par un bon citoyen qui veut bouf­fer du trav” — ou ter­ri­ble­ment tristes — quand Fred se rend compte que ce qu’il lui faut, c’est tout sim­ple­ment un homme. Le film est pour­tant allé­gé par une alter­nance plu­tôt bien fichue avec des scènes plus légères, par­fois drôles jus­qu’au bur­lesque absurde — la ren­contre avec les vieilles folles ou l’ar­ri­vée en classe juste après la trans­for­ma­tion, par exemple.

Le film a aus­si l’in­tel­li­gence de ne pas seule­ment inter­ro­ger les per­son­nages, au fil de réac­tions plus ou moins intel­li­gentes et conve­nues ; il s’en prend aus­si au spec­ta­teur, l’hon­nête gens qui est dans la salle, en lui pré­sen­tant les réac­tions d’autres hon­nêtes gens. Une scène est à mon avis des­ti­née à deve­nir emblé­ma­tique du film, et devrait être reprise en éten­dard par toutes les asso­cia­tions LGBT : la bru­tale et ter­rible engueu­lade de Fred contre la ser­veuse si tolé­rante et sym­pa­thique qui apporte tout son sou­tien moral à ce couple pas comme les autres — alors que, jus­te­ment, leur seul sou­hait est d’être comme les autres et d’ins­pi­rer l’in­dif­fé­rence plu­tôt que la sympathie.

Il ne tente pas non plus de dres­ser un por­trait trop enjo­li­vé de Laurence : prof idéal, mec mar­rant ou femme clas­sieuse, il est aus­si un gros naïf comme beau­coup de gens quand il s’a­git de gérer sa vie de couple et ses ten­ta­tives de gar­der ou récu­pé­rer Fred sont sou­vent d’un pathé­tique achevé.

On ne peut pas, enfin, par­ler de ce film sans tou­cher un mot de la per­for­mance de Melvil Poupaud, abso­lu­ment stu­pé­fiant dans un registre à la fois inha­bi­tuel et dif­fi­cile. Homme, femme ou entre deux, amu­sé ou éner­vé, adulte ou pué­ril, il com­pose un Laurence com­plexe assez réus­si et le film doit énor­mé­ment à sa performance.

Dans l’en­semble, mal­gré une pre­mière par­tie trop bor­dé­lique et sin­cè­re­ment ratée, Laurence any­ways est un film inté­res­sant, per­tur­bant, amu­sant, triste, drôle, glauque et assez réus­si pour faire réflé­chir un peu.