Indulgence

L’in­dul­gence est, d’a­près Larousse, “la facul­té à excu­ser, à par­don­ner les fautes, à ne pas les sanc­tion­ner sévèrement”.

C’est donc un phé­no­mène inté­res­sant sur le plan psy­cho­lo­gique : c’est la néga­tion du sur­moi par le sur­moi lui-même, qui résout l’op­po­si­tion entre deux valeurs (le par­don d’une part, la faute com­mise d’autre part) en déci­dant qu’une valeur morale à laquelle il croit n’a pas de nature impé­ra­tive et qu’une infrac­tion n’est pas grave.

C’est, je pense, par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant chez les gens vivant dans un sys­tème de valeurs extrê­me­ment fort. Com­ment ces gens peuvent-ils aban­don­ner tem­po­rai­re­ment une élé­ment struc­tu­rant de leur per­son­na­li­té en renon­çant à rétri­buer équi­ta­ble­ment une faute ?

Il se trouve que je suis dans ce cas. Les psy­chiatres qui uti­lisent la clas­si­fi­ca­tion de Myers-Briggs me qua­li­fient de “INTJ”, type de per­son­na­li­tés connu pour être per­fec­tion­niste, ponc­tuel par­fois jus­qu’à la mania­que­rie, scru­pu­leux, très à che­val sur la recon­nais­sance des mérites per­son­nels¹, et enclins à favo­ri­ser l’hon­nê­te­té contre toute conven­tion sociale.²

Et pour­tant, dans une étude de la BBC sur les sys­tèmes de valeurs, il m’a été affir­mé que j’a­vais un très faible sens moral, que j’é­tais, en somme, très enclin à l’indulgence.

La sur­prise pas­sée, j’ai fait ce que font les gens comme moi : j’ai ana­ly­sé le ques­tion­naire pour com­prendre com­ment on était par­ve­nu à ce résultat.

Et j’ai com­pris un truc : je suis indul­gent. Mais pas avec tout le monde, cer­tai­ne­ment pas avec tout le monde.

(Pré­ci­sons d’en­trée qu’on va oublier le cas des blondes au minois sévère et au sou­rire en balan­çoire : je suis un mâle et, comme beau­coup, indul­gent jus­qu’à la culpa­bi­li­té avec ces êtres par­ti­cu­liers, sans que ça soit révé­la­teur d’une ten­dance morale quelconque.)

Je suis indul­gent avec les gens qui font ce qu’ils peuvent pour s’en tirer, sans faire grand mal à per­sonne. Les voleurs de pommes, les petits frau­deurs qui récu­pèrent 100 € d’in­dem­ni­tés chô­mage alors qu’ils ont un mi-temps au SMIC, les petits cons qui font le guet pour les dea­lers pour 30 € par jour… La rai­son est en fait simple : j’ai ten­dance à les consi­dé­rer comme des acci­dents du sys­tème en place ; leurs fautes sont dues aux cir­cons­tances et aux néces­si­tés plus qu’à une volon­té nuisible.

Je le suis moins avec ceux qui font des erreurs par je-m’en-fou­tisme ou mal­adresse cou­pable : ceux qui se foutent d’ar­ri­ver à l’heure au bureau, ceux qui repoussent un ren­dez-vous jus­qu’à ce qu’il devienne impos­sible, ceux qui oublient leurs enga­ge­ments ou ne pré­viennent pas de leurs empê­che­ments, ceux qui n’ont pas de plan B lors­qu’ils tombent face à une sta­tion de Vélib’ vide…

Le pro­blème, c’est que l’é­tude de la BBC était cen­trée sur ces types de fautes morales. Or…

J’ai fort peu d’in­dul­gence pour les gens qui, leurs besoins et même leur confort assu­rés, conti­nuent à faire leur maxi­mum pour mar­cher sur les autres. L’a­bus de bien social, l’a­bus de posi­tion domi­nante, l’ex­tor­sion ou le détour­ne­ment me hérissent, y com­pris lors­qu’ils sont limi­tés à la com­pli­ci­té passive.

Et je n’ai abso­lu­ment aucune indul­gence pour les gens cou­pables de faute éthique ou morale dans des domaines où l’exem­pla­ri­té est la règle. Typi­que­ment, un jour­na­liste qui bidonne un repor­tage ou joue sur la peur du peuple pour faire du chif­fre³, un poli­ti­cien qui fait attri­buer des salaires à des amis qui ne font rien pour la com­mu­nau­té, tout ça.

Pour cari­ca­tu­rer : quelque part, j’ai plus d’in­dul­gence pour Brei­vik (qui a buté 77 per­sonnes en sui­vant une logique foi­reuse, mais en fai­sant ce qu’il croyait juste) que pour ceux qui écrasent des pié­tons en grillant déli­bé­ré­ment un feu rouge ; et j’en ai plus pour ces cré­tins plus mal­adroits que vrai­ment méchants que pour le patron de presse qui détourne un article jour­na­lis­tique pour le trans­for­mer en docu­ment publicitaire⁴.

En somme, mon indul­gence est plus liée à la volon­té qu’à la réa­li­sa­tion, à l’é­thique qu’aux consé­quences concrètes ; “seule l’in­ten­tion compte” est une réa­li­té de mon sys­tème de valeurs.

Et là, vous aurez noté une chose : on a réali­gné l’in­dul­gence sur les valeurs. L’in­dul­gence n’est pas liée à la ver­tu chré­tienne du par­don ou à la légè­re­té des consé­quences de la faute ; elle est liée à la mora­li­té même de la faute, en quelque sorte.

Ce qui per­met à mon sys­tème de valeurs fort rigide d’ac­cep­ter l’in­dul­gence, c’est qu’il juge la faute com­mise en interne, à par­tir des valeurs qui le consti­tuent, sans véri­table consi­dé­ra­tion pour les aspects pra­tiques. En somme, alors que l’in­dul­gence agit natu­rel­le­ment comme une contra­dic­tion, il fonc­tionne de manière à la trans­for­mer en renforcement.

Mais ça ne faci­lite pas la conver­sa­tion avec les gens pour qui “c’est un monstre, il a tué des gens” ou “on s’en fout, per­sonne lit son canard”, chez qui l’in­dul­gence n’est pas liée au sys­tème de valeurs mais à la judéo-chré­tien­té ou à une éva­lua­tion stric­te­ment pratique.

¹ D’où, sans doute, ma ten­dance à reprendre très ver­te­ment mes confrères quand ils oublient qu’Arm­strong n’au­rait pas pu poser Eagle sans Aldrin ou que Loeb ne serait rien sans Ele­na, entre autres exemples.

² Ce type est aus­si connu pour plein d’autres choses, dont cer­taines qui feront for­cé­ment sou­rire les blondes et brunes de mon cœur…

³ Comme mes nom­breux “cons frères” qui ont mal­trai­té la véri­té du dos­sier Fuku­shi­ma, et qui conti­nuent d’ailleurs.

⁴ Au pas­sage, je suis pas le seul à désap­prou­ver : “ne jamais confondre le métier de jour­na­liste avec celui du publi­ci­taire ou du pro­pa­gan­diste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indi­recte, des annon­ceurs” fait par­tie de la Charte de Munich, signée par toutes les orga­ni­sa­tions de presse sérieuses et même annexée au règle­ment inté­rieur de cer­taines grandes rédactions.