Si Œdipe était gay ?

Je suis tom­bé par hasard sur un vieil article de Libé selon lequel cer­tains psys sont inquiets pour les enfants de couples homo­sexuels, en ver­tu de l’im­pos­si­bi­li­té de fran­chir le com­plexe d’Œ­dipe avec deux pères ou deux mères.

Au contraire, disent d’autres, l’Œ­dipe n’a besoin que d’un tiers pour s’in­sé­rer entre l’en­fant et la figure mater­nelle (qui peut être un homme, peu importe).

Je suis pas expert, et je peux dire des conne­ries (et ça sera peut-être des évi­dences pour d’autres), mais ça me fait réflé­chir un peu et j’ai envie de par­ta­ger le fruit de ces cogitations.

Le com­plexe d’Œ­dipe naî­trait de l’ap­pro­pria­tion d’une mère que l’en­fant sou­hai­te­rait pos­sé­der pour lui seul, et de l’op­po­si­tion avec le père qui détour­ne­rait de l’en­fant l’at­ten­tion de la mère. Pour résoudre ce com­plexe, l’en­fant devrait pas­ser au-delà, inté­grer son besoin de pos­ses­sion et admettre l’im­pos­si­bi­li­té de contrô­ler sa mère — ce qu’on résume par “l’in­ter­dit de l’in­ceste”. Au pas­sage, il appren­drait la frus­tra­tion et le monde réel.

Là, je vois déjà un truc : peu importe le sexe des parents. Le besoin de l’en­fant n’est pas sexuel au sens où on l’en­tend pour les adultes ; c’est une appro­pria­tion d’un objet bien­fai­sant, pas une exci­ta­tion géni­tale. Quelque part, c’est la nour­ri­ture et le récon­fort qu’il cherche ; et l’Œ­dipe naît de l’im­pos­si­bi­li­té de l’ob­te­nir à volon­té. Qu’il s’a­gisse d’un parent bio­lo­gique de sexe oppo­sé, d’un parent d’a­dop­tion du même sexe, d’une nour­rice ou même poten­tiel­le­ment d’un robot, l’es­sen­tiel est : un être qui apporte le bien­fait (figure mater­nelle) et un qui s’in­ter­pose entre l’en­fant et le pre­mier (figure paternelle).

Je vois un deuxième truc : nul ne nie qu’un parent iso­lé puisse éle­ver ses enfants, qu’il s’a­gisse d’un(e) veuf(ve), d’un(e) divorcé(e) ou d’une fille-mère, au point d’ailleurs que les céli­ba­taires peuvent obte­nir un agré­ment d’a­dop­tion. Curieu­se­ment, d’a­près les oppo­sants à l’é­du­ca­tion par un couple homo, deux hommes ou deux femmes feraient donc moins bien qu’un(e) seul(e), alors même que d’a­près le para­graphe pré­cé­dent un deuxième parent est utile pour s’in­ter­ca­ler entre le pre­mier et l’en­fant. Selon leur propre logique, ils devraient inter­dire l’a­dop­tion par les céli­ba­taires, bien plus urgem­ment que par les homosexuels.

En fait, une per­sonne seule peut éle­ver un enfant équi­li­bré à une condi­tion simple : ne pas être constam­ment là pour son enfant. Un parent iso­lé qui construit avec son enfant une de ces fameuses rela­tions “fusion­nelles” où l’un ne va jamais sans l’autre bâtit assez fré­quem­ment un enfant-roi, égoïste et poten­tiel­le­ment psy­cho­pathe — ce n’est pas tou­jours le cas, les enfants ayant plein d’autres occa­sions d’ap­prendre le monde réel. Mais si le parent iso­lé conserve une vie, des inté­rêts et des acti­vi­tés hors de son inves­tis­se­ment paren­tal, ceux-ci deviennent l’op­po­si­tion néces­saire et l’en­fant retrouve la figure mater­nelle (le parent qui le ché­rit) et la figure pater­nelle (les acti­vi­tés qui l’é­loignent). Le parent unique devient ain­si lui-même les deux figures paren­tales, à tour de rôle, entre les moments où il s’oc­cupe de son enfant et ceux où il lui demande de se débrouiller.

Cette alter­nance entre deux figures chez la même per­sonne est, du reste, de plus en plus fré­quente y com­pris dans les couples hété­ros : ces der­nières décen­nies, avec le déve­lop­pe­ment du tra­vail sala­rié des femmes, les hommes ont été plus étroi­te­ment mêlés à l’é­du­ca­tion. Il n’est pas rare de nos jours de voir un père pou­pon­ner, nour­rir ou soi­gner ses enfants, comme une figure mater­nelle ; et réci­pro­que­ment, les mères sont ame­nées à inter­ve­nir éga­le­ment en “pater­nelles”, fixant des limites et punis­sant au besoin — le “tu vas voir quand ton père ren­tre­ra” a, pour ma géné­ra­tion, un déli­cieux fumet de vieille­rie des années 50. Les deux parents sont pour­voyeurs de bien­faits, les deux parents peuvent se mettre en tra­vers du che­min du bon­heur ; les deux parents sont cha­cun un peu la figure pater­nelle, un peu la figure maternelle.

Au delà même des parents, les simples tiers peuvent par­ti­ci­per uti­le­ment à la construc­tion et à la réso­lu­tion du com­plexe d’Œ­dipe. Dans bien des socié­tés, notam­ment celles basées sur la pré­da­tion ou l’a­gri­cul­ture, cer­tains hommes et femmes vont cher­cher la bouffe, lais­sant à d’autres (les plus fra­giles phy­si­que­ment, le plus sou­vent) le soin d’é­le­ver les enfants. Ceux-ci sont alors édu­qués par une “tri­bu” mélan­geant les deux sexes et où tout un cha­cun va selon les besoins conso­ler le gamin qui souffre ou punir le gamin qui déconne ; et cela n’empêche pas les enfants de résoudre l’Œ­dipe, en appre­nant qu’ils ne peuvent avoir tous les bien­faits à dis­po­si­tion en per­ma­nence — mais qu’ils peuvent y accé­der quand ils en ont besoin.

Au pas­sage, j’a­vais un voi­sin séné­ga­lais qui avait gran­di dans ce genre d’en­vi­ron­ne­ment, et qui était affli­gé de voir des gens héler les gamins agi­tés d’un “je vais le dire à tes parents et ils te puni­ront” : pour lui, il était évident que tout adulte était habi­li­té à punir lui-même un môme qui man­quait de res­pect et qu’il valait mieux être puni par un tiers immé­dia­te­ment après la trans­gres­sion que peut-être, le soir venu, par ses parents, en fai­sant un effort pour se sou­ve­nir pourquoi.

Bref, mon opi­nion sur le com­plexe d’Œ­dipe, c’est que les enfants ont besoin pour s’é­qui­li­brer de sou­tien, d’af­fec­tion et de res­pect ; et ils ont aus­si besoin de limites à ces bien­faits, qui leur appren­dront que le monde réel est aus­si fait de frus­tra­tions et de solitude.

Et cela, ça peut être don­né par des parents bio­lo­giques, par un autre couple hété­ro, par une per­sonne seule, par un couple homo, par une famille recom­po­sée, par des gar­diens d’or­phe­li­nats, par une tri­bu, par qui vous vou­lez : il faut juste des per­sonnes qui tiennent à l’en­fant, qui s’en occupent affec­tueu­se­ment, et qui n’en font pas pour autant le centre unique de leur propre vie.