Un fol amour pour la cuisine lyonnaise

Alors voi­là, c’est le débat du mois pas­sé : un geste curieu­se­ment bap­ti­sé du nom d’une spé­cia­li­té gas­tro­no­mique lyon­naise est-il un sym­bole anti­sé­mite, comme le pro­clament ses détrac­teurs ? Ou est-il un simple ges­tion de rébel­lion, comme l’af­firment ses utilisateurs ?

Les seconds y voient une variante du bras d’hon­neur et un sym­bole sodo­mite, façon “on va leur foutre jusque là, voyez, ça va faire mal”. Jusque là, rien à dire, c’est assez naze comme sym­bole et on voit pas pour­quoi ça s’ap­pelle une “que­nelle”, mais si c’é­tait le seul truc nul chez ces cré­tins le monde serait vrai­ment superbe.

Les pre­miers, eux, y voient un salut nazi, sur la base d’un film de 1964 inti­tu­lé Doc­teur Fola­mour, ou com­ment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe (oui, je trouve le sous-titre impor­tant donc je le mets) où le per­son­nage épo­nyme du film fait à plu­sieurs reprises un geste fort simi­laire, l’ex­ci­ta­tion lui fai­sant faire un salut nazi du bras droit qu’il retient tant bien que mal du bras gauche.

Le débat fait rage, les défen­seurs affir­mant que c’est une méchante ré-inter­pré­ta­tion visant à les dis­cré­di­ter selon le prin­cipe du point God­win, les accu­sa­teurs mon­trant de nom­breux abru­tis fai­sant ce geste dans des lieux sym­bo­liques du judaïsme ou de la shoah pour appuyer leurs dires.

Moi, vous le savez, je fais pas de poli­ti­que¹. Par contre, je vais au ciné­ma, beau­coup et passionnément.

Et y’a un truc qui me frappe.

L’hu­mo­riste à l’o­ri­gine du débat a peut-être vu Doc­teur Fola­mour, ou com­ment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe (j’a­dore ce sous-titre, mais pro­mis je vais faire un effort pour rac­cour­cir). Peut-être même avant d’a­voir l’i­dée de ce geste. Peut-être l’a-t-il repris volon­tai­re­ment, ou peut-être est-ce une rémi­nis­cence. Ou peut-être pas.

Mais la sym­bo­lique d’un geste se compte par ceux qui l’emploient. Et les innom­brables indi­vi­dus qui reprennent celui-ci, eux, l’ont-ils sai­sie, l’é­ven­tuelle réfé­rence à Doc­teur Fola­mour (je vous avais pro­mis de faire un effort) ?

Très sin­cè­re­ment : je ne pense pas.

Le rap­pro­che­ment peut paraître évident aux quin­qua­gé­naires dont la jeu­nesse a été ber­cée de films anti-mili­ta­ristes de l’é­poque, et qui se sont mar­rés devant les clow­ne­ries de Peter Sel­lers comme devant celles de Pierre Richard ou des Char­lots. Il peut paraître lim­pide à ceux qui sont arri­vés sur le mar­ché du ciné­ma plus tard, mais se sont délec­tés des chefs-d’œuvre pas­sés au point de se faire l’in­té­grale noir et blanc du film poli­tique, de Cha­plin à Spiel­berg en pas­sant par Kubrick.

Mais sur la plu­part des images que j’ai vues d’in­di­vi­dus fai­sant ce geste, les auteurs ne me sem­blaient guère appar­te­nir à l’une ou l’autre de ces caté­go­ries. Le niveau intel­lec­tuel qu’ils reven­di­quaient sem­bler plu­tôt les diri­ger vers l’in­té­grale des Petites annonces d’É­lie ; plu­tôt Les onze com­man­de­ments que Cecil B. deMille, si vous voyez ce que je veux dire (c’est pas for­cé­ment un reproche, Les dix com­man­de­ments est épou­van­ta­ble­ment chiant si vous vou­lez mon avis).

En fait, ces indi­vi­dus me semblent plus à même de sai­sir la rhé­to­rique “anti-sys­tème” vague­ment sodo­mite que la sym­bo­lique ciné­phile. Et s’ils se sont mis à faire le fameux geste devant des sym­boles du judaïsme, j’y vois plus volon­tiers une consé­quence de la ques­tion posée qu’une confir­ma­tion pro­fonde ; les médias leur ont offert une tri­bune qui leur per­met de se faire voir sans effort phy­sique ni intel­lec­tuel, ils l’ont adop­tée sans regar­der plus loin la signi­fi­ca­tion du geste ou les inter­pré­ta­tions pos­sibles du côté des his­to­riens et des ciné­philes. Nous avons ici affaire à une adap­ta­tion du prin­cipe de la pro­phé­tie auto-réa­li­sa­trice : parce qu’on se demande si le geste est anti­sé­mite ou non, cer­tains vont le reprendre dans cet usage et l’a­me­ner de fac­to au sta­tut de geste anti­sé­mite, indé­pen­dam­ment des bonnes ou mau­vaises inten­tions de son inventeur.

Pour le dire plus clai­re­ment : dans l’im­mense majo­ri­té des cas, les cré­tins qui font des que­nelles sont de toute évi­dence trop incultes pour avoir vu un Kubrick en noir et blanc. Ils le font parce que c’est amu­sant d’a­voir l’air con, et ils le font devant une syna­gogue parce qu’on leur a dit que c’é­tait cho­quant et qu’ils veulent voir leur tronche au 20 h.

Pas de quoi savoir ce que vou­lait l’au­teur ini­tial, ni confir­mer le lien avec Doc­teur Fola­mour, ou com­ment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe (mince, j’ai craqué).

¹ C’est pas un men­songe, c’est une antiphrase.