Shameless

de Paul Abbott, depuis 2011, ****+

Fiona Gallagher a 21 ans. Caractérielle, par­fois auto­ri­taire, spé­cia­liste des coups d’un soirs et abon­née aux sales types, elle n’est pas du genre à juger les gens. Mais si vous lui deman­dez de par­ler de Frank, il y a des chances qu’elle le qua­li­fie de tas de merde sans valeur.

Phillip « Lip » Gallagher a 17 ans. Intelligent, cynique, par­fois violent, il a ten­dance à lar­guer l’é­cole toutes les deux semaines et se fout de la mora­li­té des autres. Mais si vous le ques­tion­nez sur Frank, il risque de vous par­ler d’un connard égo­cen­trique et irresponsable.

Ian Gallagher a 16 ans. Droit dans ses bottes, aspi­rant Marine, un peu instable et rebelle à l’au­to­ri­té, il est aus­si pédé comme un foc et ne va pas reje­ter quel­qu’un pour une his­toire de goûts. Mais par­lez-lui de Frank, et il vous dira qu’il espère bien ne jamais revoir ce voleur ivrogne et manipulateur.

Debbie Gallagher a 11 ans. Gentille, réser­vée, posi­tive, c’est pas le genre à écra­ser une mouche. Quant à Frank, elle vous dira que c’est une suite d’es­poirs déçus et qu’on ne peut pas comp­ter sur lui.

Carl Gallagher a 10 ans. Psychopathe, vicieux, par­fois sadique, c’est tout à fait le genre à cra­cher sur les autres. Et concer­nant Frank, il vous dira que c’est dom­mage qu’il soit rare­ment là, parce que c’est cool d’a­voir quel­qu’un pour lui apprendre à mon­ter des arnaques ou à bra­quer des villas.

Liam Gallagher a deux ans. Métis et gen­til, il ne vous dira rien sur Frank parce qu’il ne parle pas encore.

Frank Gallagher a une cin­quan­taine d’an­nées. Alcoolique, dro­gué, mani­pu­la­teur, mal­hon­nête, escroc, men­teur, tri­cheur, il vole les chèques de pen­sion de sa feue tante et les éco­no­mies de ses enfants pour les cla­quer à l’Alibi, le seul bis­trot d’où il n’a pas encore été fou­tu dehors. Et si vous lui deman­dez de par­ler de Fiona, Lip, Ian, Debbie, Carl et Liam, il vous dira qu’ils ne sont qu’un trou­peau d’in­grats tou­jours en train de récla­mer de l’argent pour l’é­cole, la nour­ri­ture, l’élec­tri­ci­té ou le chauf­fage, au lieu de vivre leurs vies avec fier­té et auto­no­mie comme de vrais Américains en le lais­sant pas­ser ses jour­nées au bar et ses nuits au hasard.

Shameless, c’est un por­trait d’une famille dys­fonc­tion­nelle. Et à tra­vers lui, le por­trait d’une Amérique pauvre, déses­pé­rée, aban­don­née par l’é­co­no­mie natio­nale et l’emploi stable, vivant d’expédients et de sys­tème D. Au départ, ça res­semble à la fusion de Malcolm côté famille et de Californication côté mœurs ; mais rapi­de­ment, ça tourne beau­coup plus au sor­dide, cer­tains élé­ments comiques sont mis de côté (par exemple, on cesse de voir le réveil de Frank tous les matins, après qu’il a pas­sé la nuit là où l’al­cool l’a arrê­té, dans un cani­veau, der­rière une pou­belle ou dans l’es­ca­lier de chez lui) et les aspects dra­ma­tiques prennent de l’im­por­tance. Quant au sta­tu quo de règle dans les séries comiques, il ne dure que quelques épi­sodes avant pas­ser à une his­toire qui évo­lue, où les actions ont des consé­quences par­fois dra­ma­tiques et où une bonne cuite d’un jour peut avoir un écho dou­lou­reux quelques mois ou années plus tard.

L’évolution des per­son­nages est réelle et par­fois pro­fonde, au fil des doutes, des leçons et des baffes (figu­rées ou bien réelles) qu’ad­mi­nistre la vie. Mon côté intel­lo cynique me fait évi­dem­ment beau­coup suivre Lip, qui passe de grand ado obsé­dé sexuel à jeune étu­diant / grand frère avec des étapes côté rebelle débile ou génie arro­gant ; mais la façon dont Fiona oscille entre grande sœur dévouée façon Hugues Aufray, jeune femme essayant de construire sa vie et saute-au-paf carac­té­rielle est éga­le­ment assez pre­nante, et l’é­vo­lu­tion de per­son­nages secon­daires mérite d’être sui­vie — Mickey et Karen, en particulier.

Bien sûr, Shameless souffre d’un lot d’im­per­fec­tions. Elle n’é­chappe pas à cer­taines répé­ti­tions, vu que c’est le prin­cipe de base de tout alcoo­lique de refaire constam­ment les mêmes conne­ries, et sur­tout ses auteurs ne savent par­fois pas où s’ar­rê­ter : cer­tains pas­sages vont trop loin, forcent le trait dans l’es­poir de créer un effet comique pour allé­ger la sauce mais plongent dans la lour­deur pous­sive — les pires exemples étant sans doute les choix repro­duc­tifs des voi­sins dans la sai­son 4, le coup de l’or­teil du cadavre dans la sai­son 3 ou encore la rela­tion entre Frank et Dottie dans la sai­son 2.

Mais dans l’en­semble, cette série tra­gi-comique (voire fran­che­ment tra­gique, en fait) est bien fichue, pro­fi­tant d’un vrai tra­vail de construc­tion des per­son­nages, de dia­logues de haute volée et d’arcs nar­ra­tifs imbri­qués fran­che­ment pre­nants. C’est un por­trait social, un fan­tôme de rêve amé­ri­cain et une plon­gée dans la dépen­dance, c’est dépri­mant, affli­geant et édi­fiant, c’est même par­fois drôle — enfin, si vous aimez rire avec un écho amer dans la gorge.