Vive le roi (ou presque)

Je sais pas vous, mais moi, j’aime bien les débats inter­mi­nables sur des trucs qui n’existent pas. Vous savez, genre “si Super­man et Bat­man se bat­taient, qui gagne­rait ?” Ça peut dégé­né­rer en très longs délires avec une accu­mu­la­tion des argu­ments les plus spé­cieux imaginables.

Et ben, y’a un truc exac­te­ment pareil pour lequel il y a des gens qui dis­cutent le bout de gras en vrai : la suc­ces­sion du trône de France. Autre­ment dit, qui serait le roi de France dans l’hy­po­thèse déli­rante où 1) on juge­rait utile d’a­voir un roi ; 2) on repren­drait les règles des trans­mis­sion du trône qui exis­taient à l’é­poque où on en avait un ; 3) on don­ne­rait pas le trône direc­te­ment à celui qui aurait res­tau­ré la monarchie.

En gros, y’a trois fac­tions, les légi­ti­mistes pour qui la cou­ronne est à l’hé­ri­tier de Hugues Capet par pri­mo­gé­ni­ture mas­cu­line, les orléa­nistes pour qui les Bour­bon d’Es­pagne (branche aînée des héri­tiers de Capet) ne peuvent pas régner en France depuis les trai­tés d’U­trecht, et les bona­par­tistes qui res­tent convain­cus que le coup d’É­tat de Napo­léon 1er a tout remis à plat et que c’est sa famille à lui qui règne. Et oui, y’a vrai­ment des gens qui débattent de ça.

Dans la vraie réalité, Louis-Philippe est le dernier roi des Français. "Oui mais euh c'était un usurpateur d'abord eh", "mais non pisque un espingouin pouvait pas régner c'est les Orléans qui ont tout récupéré", "oui mais euh Napoléon il a toujours des descendants aussi et empereur c'est plus classe que roi nanana".
Dans la vraie réa­li­té, Louis-Phi­lippe est le der­nier roi des Fran­çais. “Oui mais euh c’é­tait un usur­pa­teur d’a­bord eh il a piqué la cou­ronne à Hen­ri V”, “on s’en fout Hen­ri V a pas eu d’en­fants ça change rien”, “oui ben ça passe en Espagne alors”, “nan les Espa­gnols ont renon­cé au trône de France”, “oui mais euh Napo­léon il a des des­cen­dants aus­si et empe­reur c’est plus classe que roi nana­na”. Du débat de haut niveau.

Du coup, ce matin, je me suis dit “ah ben tiens, les légi­ti­mistes vont la rame­ner, ils ont un nou­veau roi”.

Et là, hop, je m’a­per­çois d’un truc dans ce gigan­tesque bor­del vir­tuel : l’aî­né des Bour­bon d’Es­pagne et donc héri­tier logique des titres de Capet, le père Juan Car­los qui vient de filer la cou­ronne à son fis­ton, n’est pas roi de France, exac­te­ment pour la rai­son pour laquelle les légi­ti­mistes font de sa famille la famille régnante en France.

Bon, déjà, la cou­ronne de France et celle d’Es­pagne ont été sépa­rées après Fer­di­nand VII : celui-ci n’ayant pas eu d’hé­ri­tier mâle, il a abo­li la loi salique et sa fille Isa­belle II est deve­nue reine d’Es­pagne. Mais cette abo­li­tion ne comp­tait pas pour le trône fran­çais, qui est donc repas­sé à son frère, Car­los. Et après, on nous dira que les Espa­gnols sont misogynes.

Heu­reu­se­ment, la consan­gui­ni­té étant une tra­di­tion bien ancrée dans les familles royales, les deux cou­ronnes ont été réunies : Alphonse XII, par sa mère petit-fils de Fer­di­nand VII et donc roi d’Es­pagne, était aus­si par son père petit-neveu de Fer­di­nand VII et donc roi de France.

Depuis, il n’y a plus eu de reine d’Es­pagne. Donc, pas de rai­son que les cou­ronnes soient de nou­veau sépa­rées, si ?

Ben si.

En fait, il y a un bor­del sup­plé­men­taire en cours de route : la suc­ces­sion d’Al­phonse XIII.

Alphonse XIII était virtuellement roi d'Espagne avant même de naître. Par contre, il a lâché le trône avant de mourir, ce qui ne l'a pas empêché de foutre un bordel monstre sur le trône imaginaire de France.
Alphonse XIII était vir­tuel­le­ment roi d’Es­pagne avant même de naître. Par contre, il a lâché le trône à l’a­vè­ne­ment de la Répu­blique, ce qui ne l’a pas empê­ché de foutre un bor­del monstre sur le trône ima­gi­naire de France.

Ce brave Alphonse, roi d’Es­pagne avant même sa nais­sance (Alphonse XII, celui qui avait réuni les cou­ronnes, avait eu l’i­dée ori­gi­nale de mou­rir en lais­sant sa femme enceinte), a eu quatre fils. Jusque là, tout va bien, l’aî­né, un cer­tain Alphonse, devait logi­que­ment tout récupérer.

Sauf que son fils aîné, Alphonse pas-XIV, avait un coup de cœur pour une rotu­rière (il a dû ins­pi­rer Edward VIII, qui a fait pareil trois ans plus tard). Alphonse XIII, qui n’é­tait même plus roi mais tenait tou­jours à main­te­nir un niveau cor­rect de consan­gui­ni­té dans la famille, lui a donc deman­dé de renon­cer à l’hé­ri­tage. Il n’a­vait pas for­cé­ment tort : Alphonse pas-XIV est mort jeune, des suites d’un acci­dent de voi­ture sans gra­vi­té pour qui­conque aurait eu du sang qui coa­gule cor­rec­te­ment — mais il était hémo­phile, comme quelques autres per­sonnes dont les parents étaient cousins.

Vous me dites : “ben pas de sou­cis, le deuxième fils d’Al­phonse XIII doit faire l’af­faire”. Sauf que. Sauf que ledit deuxième fils, Jaime (en fran­çais, on l’ap­pelle Jacques-Hen­ri, mais je peux pas décem­ment affu­bler quel­qu’un d’un pré­nom pareil), était sourd, ce qui sied mal à un sou­ve­rain. Sur sa lan­cée, Alphonse XIII lui deman­da donc de faire comme Alphonse pas-XIV : renon­cer à ses droits sur les trônes.

C’est donc le troi­sième fils d’Al­phonse XIII, Juan, qui a récu­pé­ré le titre hono­ri­fique de pré­ten­dant au trône d’Es­pagne. Et à la res­tau­ra­tion de 1975, c’est donc son fils, Juan Car­los, qui devint roi.

Et… Pro­blème : la renon­cia­tion, c’est pas recon­nu par les légi­ti­mistes (rap­pe­lez-vous, ils n’ac­ceptent pas le trai­té d’U­trecht). Pour eux, c’est donc bien Alphonse pas-XIV qui était pré­ten­dant ; en l’ab­sence d’hé­ri­tier, c’est ensuite pas­sé à Jaime, qui lui a bien eu des gosses. Le roi de France des légi­ti­mistes est donc son petit-fils, Louis.

Au pas­sage, Louis de Bour­bon a des héri­tiers mâles (des jumeaux, d’ailleurs) et Felipe a des héri­tières (et on se rap­pelle que la cou­ronne d’Es­pagne n’ap­plique plus la loi salique) ; sauf mariage de Louis de Bour­bon (né en 2010) avec Leo­nor de Borbón (née en 2005), c’est donc pas encore cette fois que les cou­ronnes seront à nou­veau réunies.

Et les orléa­nistes, direz-vous ? Oh, ben eux, ils ont beau­coup moins d’his­toires mar­rantes. Enfin, je crois, mais j’a­voue jamais avoir cherché.