Le bureau des légendes

de Eric Rochant, 2015, ****

Une légende, c’est une fausse iden­ti­té com­plète : nais­sance, édu­ca­tion, tra­vail, famille, tout un pas­sé construit de A à Z et, sur­tout, véri­fiable de A à Z — un ser­vice de ren­sei­gne­ment peut appe­ler votre ancienne fac, fouiller votre appar­te­ment, pira­ter votre opé­ra­teur télé­pho­nique, et ne rien trou­ver qui lui dise que vous n’exis­tiez pas il y a un an. Une légende, c’est ce qui per­met à un agent envoyé à l’é­tran­ger de se mêler tota­le­ment à la popu­la­tion, d’être par­fai­te­ment dans son rôle, sans que jamais per­sonne ne puisse l’i­den­ti­fier ou trou­ver un lien pour faire pres­sion sur lui. Une légende, c’est un truc qui doit deve­nir votre véri­té, au point que vous ne la quit­te­rez jamais, même bour­ré, même dro­gué, même bat­tu, et même bour­ré, dro­gué et bat­tu. Et le bureau des légendes, c’est l’an­tenne de la DGSE où l’on construit les légendes, d’où on pilote les agents clan­des­tins sur le ter­rain, où on est prêt à faire en sorte que n’im­porte quel agent adverse tombe sur n’im­porte quel docu­ment qui lui confir­me­ra que la légende qu’il véri­fie est vraie.

Je suis étudiante en sismologie et l'Iran c'est plein de plaques tectoniques. Si tu me crois pas, continue à cogner. photo Xavier Lahache
Je suis étu­diante en sis­mo­lo­gie et l’Iran c’est plein de plaques tec­to­niques. Si tu me crois pas, tu peux conti­nuer à cogner. pho­to Xavier Lahache

Pour cette pre­mière sai­son, on suit trois intrigues croi­sées : le retour d’un ancien clan­des­tin qui a pas­sé six ans sous légende à Damas et doit se réadap­ter à sa vraie vie pari­sienne, le départ d’une étu­diante fraî­che­ment recru­tée qui doit s’ins­tal­ler en Iran pour repé­rer d’é­ven­tuels futurs indics locaux, et la dis­pa­ri­tion d’un agent algé­rien qui s’est mis à débi­ter la véri­té devant un com­mis­sa­riat après s’être pris une cuite. L’ensemble est très bien construit, assez bien écrit mal­gré quelques dia­logues un poil lit­té­raires, bien por­té par une gale­rie d’ac­teurs effi­caces (ceux qui n’aiment pas Kassovitz ne l’ap­pré­cie­ront pas plus, mais disons qu’il a un rôle pour lui…), et la réa­li­sa­tion ne laisse pas le temps de s’ennuyer.

Les enfants, on a paumé un agent. Donc, on interroge, on fouille, on teste, et surtout on fait ça discrètement. Oui, on va se faire chier. photo Xavier Lahache
Les gars, on a pau­mé un agent. Donc, on inter­roge, on fouille, on teste, et sur­tout, sur­tout, on s’as­sure que per­sonne ne sache qu’on cherche quelque chose. pho­to Xavier Lahache

Une des grandes qua­li­tés de la série tient aus­si à une vraie volon­té de réa­lisme : pas de grands assauts spec­ta­cu­laires, pas d’in­ter­ven­tions mira­cu­leuses, mais du tra­vail de l’ombre plein de doutes et d’es­poirs, des for­ma­tions sadiques, des réflexions tor­dues, des mani­pu­la­tions plus ou moins hon­teuses, des pres­sions ami­cales et des négo­cia­tions inter­mi­nables : Le bureau des légendes, c’est exac­te­ment le contraire de James Bond. On n’é­chappe pas à quelques scènes dou­teuses, comme la sur­veillance en temps réel de mil­liers de télé­phones por­tables dans un pays étran­ger ou la tri­an­gu­la­tion au mètre près de n’im­porte quel mobile même en envi­ron­ne­ment urbain ; cepen­dant, dans l’en­semble, la volon­té de ne pas faire n’im­porte quoi est mani­feste. C’est d’ailleurs la pre­mière fois que, en regar­dant une his­toire d’es­pion­nage, je me sur­prends à me deman­der sérieu­se­ment qui, par­mi les gens que je connais, pour­rait faire un bon espion¹.

Je suis un fantôme. Ou un reflet. Ou un prof de français. Ou un directeur d'agence. Ou un amant accidentel. Même moi j'ai un doute, là. photo Xavier Lahache
Je suis un fan­tôme. Ou un reflet. Ou un prof de fran­çais. Ou un direc­teur d’a­gence. Ou un amant acci­den­tel. Même moi j’ai un doute, là. pho­to Xavier Lahache

Certaines fai­blesses nar­ra­tives sont hélas évi­dentes, notam­ment l’obs­ti­na­tion que met le per­son­nage prin­ci­pal à prendre les mau­vaises déci­sions, mais d’autres qua­li­tés com­pensent et mal­gré son inébran­lable sérieux, la série pro­fite de quelques pointes d’hu­mour assez agréables. L’ensemble forme donc une série d’es­pion­nage assez clas­sique, solide, plu­tôt bien docu­men­tée, qui ne sort guère des canons du genre mais rem­plit tota­le­ment le contrat.

¹ Chère DGSE, j’ai la liste, n’hé­site pas à deman­der. Par contre je ne garan­tis pas qu’ils ne soient pas déjà sous légende pour un autre compte.