Lou !

géniale bande des­si­née de Julien Neel, depuis 2004

Lou est une col­lé­gienne pari­sienne. Elle vit avec sa mère, issue du pate­lin de Mor­te­bouse qu’elle a fui à la fin de l’a­do­les­cence pour les beaux yeux d’un musi­cien. Éter­nelle ado­les­cente, celle-ci s’a­vère inca­pable de faire la cui­sine ou de tenir un ren­dez-vous, et elle par­tage son temps libre entre (un peu) l’é­cri­ture d’un roman de science-fic­tion et (beau­coup) les jeux vidéo. Le même appar­te­ment sert d’antre à un chat fai­néant. Dans l’ap­par­te­ment d’en face s’ins­talle Richard, un ex-mon­ta­gnard un peu bobo habillé d’un éter­nel gilet en peau de mou­ton mort, que Lou se met en tête de caser avec sa mère (Richard, pas le mou­ton mort !). À Mor­te­bouse vit la grand-mère, veuve aca­riâtre qui ne s’ex­prime que par le reproche et le hur­le­ment et ne mange que des choux de Bruxelles1. Au col­lège vivent Mina, meilleure amie, K‑rine, ado pro­lo mal dans sa peau au look ban­lieue, et Marie-Émi­lie, ado bour­geoise mal dans sa peau au look gothique.

Bref, c’est une série humo­ris­tique aux per­son­nages vague­ment stéréotypés.

Lou a douze ans. Non, treize. Par­don, qua­torze. Ah oui, parce que Lou, des fois, elle se prend pour Bud­dy Long­way : elle gran­dit. Et rien que ça, mine de rien, c’est rare dans la BD en géné­ral et dans la BD humo­ris­tique pour la jeu­nesse en par­ti­cu­lier. Dans ce genre-là, nor­ma­le­ment, si on rajoute des évé­ne­ments genre nais­sances, c’est pour avoir de nou­veaux per­son­nages avec les­quels s’a­mu­ser — Titeuf ne change pas d’âge mal­gré la nais­sance de Zizie, Tyneth et Gnond­pom n’ont pas évo­lué depuis Le feu occulte non­obs­tant l’ar­ri­vée de Seks­pyz et Erodravelle…

Rien de cela ici : Lou, sa mère, ses amies, tout le monde vieillit, gran­dit, régresse, bref, évo­lue. De même, les per­son­nages sont, comme dans la vraie vie, sus­cep­tibles de s’ha­biller ou de se coif­fer dif­fé­rem­ment d’un jour à l’autre, voire de chan­ger de style en grandissant.

Donc, ce petit détail révèle un truc étrange : Lou ! est une série inha­bi­tuel­le­ment réa­liste pour le genre. Avec une consé­quence pour le moins inté­res­sante : Neel peut en pro­fi­ter pour déve­lop­per une véri­table his­toire autour de ses per­son­nages… et une autre consé­quence qui sur­prend à pre­mière vue : la série n’est pas stric­te­ment humo­ris­tique, et ne se gêne pas pour abor­der des thé­ma­tiques car­ré­ment lourdes à digé­rer — l’an­née de qua­trième, dans Le cime­tière des auto­bus, est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile pour le per­son­nage cen­tral, mais les raris­simes appa­ri­tions du père de Lou (qu’elle croise acci­den­tel­le­ment sans qu’ils se recon­naissent) viennent tou­jours construire une pers­pec­tive sérieuse et on trouve dès le deuxième tome plu­sieurs annonces des gam­berges à venir.

Du coup, sous cou­vert de gags par­fois très légers, Lou ! a sou­vent un fond très sérieux, limite psy­cho­lo­gique. On note­ra au pas­sage que le des­sin, très approxi­ma­tif dans le pre­mier tome, s’est sta­bi­li­sé sitôt les par­ties sérieuses abor­dées pour deve­nir à la fois plus expres­sif et plus soigné.

On peut regret­ter dans la série un tome un peu moins ori­gi­nal que les autres, Idylles (qua­trième de la série), un peu trop axé sit­com. Heu­reu­se­ment, on reprend un meilleur rythme dès le sui­vant (Laser nin­ja, der­nier paru à l’heure actuelle), et il faut tou­te­fois recon­naître au tome “défec­tueux” une construc­tion extrê­me­ment soi­gnée, avec des tran­si­tions sys­té­ma­ti­que­ment tra­vaillées entre les dif­fé­rentes séquences et de nom­breux échos entre ce que vivent Lou, en vacances avec ses amies, et sa mère, en tour­née de dédicaces.

Dans l’en­semble, c’est donc une petite série extrê­me­ment atta­chante, bour­rée de charme, qui sait tout à la fois être drôle, tra­gique ou pathé­tique à bon escient, et peut par­fois inter­ro­ger direc­te­ment le lec­teur sur son rap­port avec les per­son­nages2… Bref, que du bon.

Bon, c’est pas tout, mais faut que je me trouve un gilet en peau de mou­ton mort.

  1. Je ne sais pas ce que Julien Neel reproche au juste aux choux de Bruxelles, mais j’ap­prouve sans réserve ce choix scénaristique.
  2. Le “tout le monde s’en fout, des per­son­nages secon­daires” de la page 40 de Idylles, par exemple…