Drive

pur joyau de Nicolas Winding Refn, 2011

Soyons clair : la dame qui a por­té plainte contre la pro­duc­tion pour bande-annonce men­son­gère a quand même bien rai­son. Enfin, elle a rai­son de dire que la bande-annonce est men­son­gère. Elle a pas rai­son de se plaindre : le film est bien mieux que ce qu’on pour­rait croire.

J’ai donc été voir Drive dans l’i­dée de me faire un polar avec un peu d’ac­tion et des courses-pour­suites, bref, un Bullit ou un Le mar­gi­nal. Le truc qui, bien fait, aller gagner vite fait ses quatre étoiles et me détendre le cerveau.

Et c’est pas du tout ce qui s’est passé.

Drive est un petit bijou d’é­mo­tions, vrai­ment. Et un drame psy­cho­lo­gique, tota­le­ment. Et un film noir, réso­lu­ment. Quant au film d’ac­tion, ça sera plu­tôt « modé­ré­ment »… Et c’est ça qui est bien.

Par où com­men­cer les applau­dis­se­ments ? Allez, un réa­li­sa­teur, ça fait tou­jours une cible facile.

Nicolas Refn n’est pas un incon­nu. Il a pon­du Branson, dans lequel il mon­trait une maes­tria gra­phique peu com­mune et une fâcheuse ten­dance à tour­ner en rond, puis Le guer­rier silen­cieux, qui pré­ten­drait au titre de pire film de la décen­nie si Lars von Trier n’a­vait pul­vé­ri­sé l’é­chelle de nota­tion avec Antichrist.

Ici, on retrouve sa maes­tria. Rythme par­fai­te­ment étu­dié, lent comme pour mieux se dif­fé­ren­cier des polars ordi­naires, vir­tuo­si­té par­fois dis­crète de la camé­ra, étude soi­gnée de chaque plan mais sans volon­té de tape-à-l’œil exces­sif… Tout cela est aus­si super­be­ment por­té par la pho­to de Newton Thomas (pas vrai­ment un incon­nu : c’est le direc­teur de pho­to atti­tré de Bryan Singer), gra­phique, soi­gnée, cadrée et éclai­rée jus­qu’au sublime, qu’il s’a­gisse de sou­li­gner l’am­biance sombre d’un polar déses­pé­ré ou de magni­fier les ins­tants de vie lumi­neux — jamais encore on n’a­vait fil­mé les débris dépo­sés par une rivière avec autant de beau­té. L’ensemble peut aus­si virer au trash, avec du sang qui dégou­line bien comme il faut pour sou­li­gner la des­cente pro­gres­sive aux enfers du per­son­nage prin­ci­pal : c’est beau et gore, c’est sombre et lumi­neux, c’est posé et vif, bref, c’est grand.

Et les acteurs, alors ? On peut en dire du mal ?

Non. Moi vivant, on peut pas. Ryan Gosling pour­rait avoir un côté beau gosse de ser­vice un peu éner­vant, mais son per­son­nage ne le lui per­met pas : tai­seux, sombre, impla­ca­ble­ment effi­cace, il a quelque chose du Tueur de Matz et Jacamon, l’exact contraire du pilote de Jours de ton­nerre. Du coup, le beau gosse devient intros­pec­tif, gla­cial, anti­pa­thique et fas­ci­nant comme un python, tout en bru­ta­li­té ren­trée, et l’on n’est presque pas sur­pris de le voir flir­ter du côté de l’illé­ga­li­té et de sor­tir un bon lot de vio­lence lors­qu’il se lâche ; dans le même temps, il sera tendre, sou­riant et déten­du quand sa route croi­se­ra celle de la blonde au gamin, cette dua­li­té étant pous­sée jus­qu’à alter­ner dans la même séquence ten­dresse com­plète et bru­ta­li­té implacable.

Ah oui, parce qu’il y a une blonde. Carey Mulligan. Et même en met­tant de côté mon pro­blème récur­rent avec les blondes au minois sévère, je dois l’ad­mettre : elle est par­faite. Que peut faire une mère soli­taire dont le mari est en pri­son, sinon tirer un peu la gueule et veiller sur son fils ? Carey fait ça admi­ra­ble­ment, et elle s’illu­mine tout aus­si admi­ra­ble­ment lorsque son voi­sin la fait sou­rire un peu.

Il serait enfin injuste de pas­ser sous silence l’ex­cel­lente pres­ta­tion de Bryan Cranston, à cent lieues des rôles que je lui connais­sais (père de Malcolm ou prof dea­ler). S’il joue tou­jours un pau­mé, celui-ci n’est pas drôle, mais plu­tôt pathé­tique et mal­adroit, et ça lui va extrê­me­ment bien.

Concluons avec un mot, tout de même, sur le scé­na­rio, beau­coup moins con que ce à quoi je m’at­ten­dais. Plus que les scènes de pour­suites (avec hom­mages ponc­tuels, assez bien faits pour res­ter dis­crets, à quelques réfé­rences comme Bullit) ou les his­toires de mafieux, c’est la rela­tion entre le chauf­feur et sa voi­sine qui est au centre de l’his­toire. Et cette rela­tion n’a pas grand-chose à voir avec les grandes his­toires d’a­mour du ciné­ma : ils sont aus­si tai­seux l’un que l’autre, aus­si mal à l’aise avec les sen­ti­ments, aus­si mal­adroits et dis­tants, avec l’ombre du père qui plane et le fils qui traîne dans leurs pattes ; ils sont éga­le­ment fort vrais et par­fois extra­or­di­nai­re­ment mignons, se rap­pro­chant peu à peu au fil de petits détails. On leur doit, au pas­sage, une très belle scène de rou­lage, qui don­ne­ra à coup sûr envie de sau­ter dans une voi­ture faire un tour au soleil cou­chant, et quelques-uns des plus beaux non-bai­sers de ciné­ma (vous savez, ces moments rares où les yeux se dévorent et où les corps ne bougent pas).

Il y a tout de même une petite fai­blesse, et je vous masque le texte pour vous aider à sau­ter ce para­graphe si vous n’a­vez pas vu le film parce que ça ris­que­rait un peu de vous gâcher le plai­sir : un final à la ver­sion ciné de Blade run­ner. Autrement dit, un éton­nant semi-hap­py-end qui ne colle pas tout à fait avec le reste du film, et der­rière lequel j’en­tends presque la voix du dis­tri­bu­teur souf­flant « vous n’al­lez pas cou­per là, je veux pas de sui­cides dans mes cinémas ».

Au final, Drive est un film fort, beau­coup plus fort que ce que laisse croire sa bande-annonce, plus intel­li­gent, très mignon et émou­vant, super­be­ment fil­mé et admi­ra­ble­ment inter­pré­té, que je consi­dère d’ores et déjà comme un élé­ment indis­pen­sable à la culture de tout ciné­phile un tant soit peu averti.