Adieu l’anglais !

“L’an­glais, on le retrouve par­tout et à force, on va tuer le français !”

Que celui qui n’a jamais enten­du ce lieu com­mun lève la main.

Cepen­dant, une remarque frap­pée au coin du bon sens est récem­ment tom­bée dans mes esgourdes. Je vous la livre (à peu près) comme je l’ai enten­due : “avec tous ceux qui le parlent n’im­porte com­ment un peu par­tout, c’est l’an­glais qui est en voie de disparition”.

Une semaine de réflexion plus tard, et après avoir écou­té Por­tu­gais, Ita­liens, Fran­çais et autres com­mu­ni­quer dans l’i­diome de Joanne Row­ling, je sous­cris totalement.

En fait, il se passe un truc mar­rant : l’an­glais est deve­nu une langue véhi­cu­laire. Non de par sa sup­po­sée sim­pli­ci­té, sou­vent sou­le­vée par des fran­co­phones fiers de pos­sé­der une gram­maire incroya­ble­ment pénible (ah, le futur anté­rieur !) : s’il est rela­ti­ve­ment simple pour la plu­part des locu­teurs d’autres langues d’ob­te­nir un niveau de com­mu­ni­ca­tion basique en anglais, la maî­trise des verbes com­po­sés et des pré­po­si­tions, qui donne tout son sel à la langue, est un tra­vail com­plexe pour chacun.

L’an­glais est deve­nue langue véhi­cu­laire sans doute par la conjonc­tion de plu­sieurs phé­no­mènes, dont l’es­sen­tiel est l’oc­cu­pa­tion d’une bonne par­tie de l’Eu­rope — et notam­ment de l’Al­le­magne — par Éta­su­niens et Bri­tan­niques après la Seconde guerre, avec l’ins­tal­la­tion de nom­breuses bases mili­taires dans l’en­semble des pays défaits et alliés. La puis­sance éco­no­mique d’un pays qui n’a­vait pas eu de guerre sur son sol conti­nen­tal a sans doute joué aus­si, et le goût des Amé­ri­cains pour le tou­risme inter­na­tio­nal à une époque où la plu­part des nations étaient occu­pées à recons­truire sur place également.

Bref, quelles qu’en soient les rai­sons fon­da­men­tales : l’an­glais est une langue véhi­cu­laire, voire la langue véhi­cu­laire — tou­risme, éco­no­mie, armées, la qua­si-tota­li­té des com­mu­ni­ca­tions inter­na­tio­nales a ten­dance à se faire en anglais, même entre locu­teurs ne l’u­ti­li­sant ni l’un ni l’autre au quotidien.

Or, si cer­taines langues de com­mu­ni­ca­tions inter­na­tio­nales s’en sont bien tirées, c’é­tait à une époque où ceux qui les uti­li­saient se flat­taient d’en maî­tri­ser la com­plexi­té. Les grands de ce monde se plai­saient il y a quelques siècles à s’é­crire en fran­çais, les nobles japo­nais uti­li­saient le chi­nois, mais c’é­tait peut-être autant par orgueil que par néces­si­té de pos­sé­der une langue commune.

L’an­glais subit un sort tota­le­ment dif­fé­rent, par­ti­cu­liè­re­ment illus­tré par les ins­truc­tions de l’OA­CI : l’an­glais “avia­tion civile” est très offi­ciel­le­ment un sous-ensemble res­treint de l’an­glais, dont la gram­maire et le voca­bu­laire sont stan­dar­di­sés et qui peut être appris par n’im­porte quel cré­tin en trois jours — c’est vrai­ment pas la dif­fi­cul­té prin­ci­pale des bre­vets de pilo­tage. On n’en est pas tout à fait à la nov­langue (qui sup­prime car­ré­ment cer­tains mots pour éli­mi­ner les concepts qui vont avec), mais presque.

De manière géné­rale, l’an­glais en prend plein la gueule. Son uti­li­sa­tion n’est pas le fait de quelques snobs culti­vés se flat­tant de le maî­tri­ser dans les moindres détails, mais d’une masse indis­tincte l’u­ti­li­sant très pré­ci­sé­ment comme lin­gua fran­ca : trou­ver un idiome qui per­mette de gérer les échanges com­mer­ciaux avec n’im­porte qui. On ne va pas cher­cher à expri­mer son inté­rêt pour une remise en cause du fata­lisme épic­tè­tien, pas même à expli­quer son atta­che­ment à Ame­ri­can beau­ty ; on va deman­der le prix d’une chambre ou l’ho­raire du train. Rien de plus.

Pire, cette masse est lar­ge­ment influen­cée dans son emploi bâtard de l’an­glais par quelques snobs qui l’u­ti­lisent non pour mon­trer leur maî­trise de l’i­diome, mais parce que ça fait bien. Deman­dez à un Fran­çais adepte des sports ce qu’il entend par lea­der­ship ; il y a fort à parier que ce mot reflète pour lui le fait de mener le clas­se­ment pro­vi­soire d’une com­pé­ti­tion, plu­tôt que la domi­na­tion elle-même, le cha­risme, le carac­tère meneur ou ce que l’é­tho­lo­gie qua­li­fie de sta­tut Alpha. Tout cela parce que Pierre van Vliet et Thier­ry Roland l’ont uti­li­sé dans un sens annexe et réduc­teur, en lieu et place du fran­çais tête, parce que ça fai­sait plus savant.

Résul­tat : l’an­glais n’a pro­ba­ble­ment jamais été aus­si mal par­lé. Les lin­guistes savent depuis long­temps que les langues véhi­cu­laires sont géné­ra­le­ment sim­pli­fiées dans le contexte du voyage, et c’est pré­ci­sé­ment ce qu’il se passe avec ce lan­gage. Dans un contexte inter­na­tio­nal, l’an­glais a ten­dance à perdre ses phra­sal verbs — vous savez, les verbes dont le sens change selon la par­ti­cule ou la pré­po­si­tion asso­ciée : walk down, run away, look after and so on. Son voca­bu­laire se sim­pli­fie, sa gram­maire aussi.

Certes, l’an­glais a tou­jours ses locu­teurs natifs. Ceux-ci vont sans doute conti­nuer à l’u­ti­li­ser cor­rec­te­ment, ne serait-ce que parce qu’ils l’emploient pour pen­ser avec et non juste pour rem­plir leur carte d’hô­tel. Pour cela, ils ont heu­reu­se­ment besoin de ses spé­ci­fi­ci­tés. Mais les Îles bri­tan­niques comptent une grosse soixan­taine de mil­lions d’ha­bi­tants, les États-Unis envi­ron 300 mil­lions (qui ne parlent pas le même anglais que les Bre­tons), alors que leur langue est uti­li­sée pour la com­mu­ni­ca­tion inter­na­tio­nale par sans doute un demi-mil­liard d’in­di­vi­dus. Le “bon” anglais risque donc d’être mar­gi­na­li­sé au pro­fit d’un anglais stan­dard allé­gé ; certes, ses locu­teurs natifs vont le défendre, mais je soup­çonne que l’on va à terme voir appa­raître deux anglais, un anglais natif et un anglais véhi­cu­laire, le second étant glo­ba­le­ment bien plus popu­laire que le pre­mier. Et l’u­ti­li­sa­tion mas­sive de celui-ci pour­rait finir par reve­nir dans les terres anglo­phones pour influen­cer leur anglais.

On a peur pour le fran­çais à cause du pas­sage de quelques mots étran­gers dans son voca­bu­laire, oubliant que ce phé­no­mène a tou­jours exis­té — sans quoi nous n’au­rions pas de mot pour dési­gner l’al­cool, piqué à l’a­rabe il y a quelques siècles. Mais l’es­sence du fran­çais, carac­té­ri­sée par exemple par ses conju­gai­sons à dor­mir dehors et son voca­bu­laire extrê­me­ment lourd, demeure.

L’an­glais sim­pli­fié, lui, éli­mine ou allège fon­da­men­ta­le­ment cer­taines carac­té­ris­tiques essen­tielles de la langue dont il s’ins­pire. Et ça me paraît bien plus dan­ge­reux pour la langue ori­gi­nelle que voir débar­quer un cut­ter ou un lap­top.