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Le 22 décembre, il y eut une bat­tue. Les habi­tants des vil­lages avaient été réqui­si­tion­nés. De petits groupes, mili­taires et civils, par­tirent çà et là à la recherche de nos traces.

La chance joua encore : il avait nei­gé dans la nuit. La bat­tue com­men­ça à l’aube, avant que nous ne fus­sions sor­tis rele­ver les col­lets. Il n’y avait pas de trace fraîche et, si nous per­dîmes du gibier — les col­lets avaient été sys­té­ma­ti­que­ment détruits –, nous n’eûmes pas grand-chose à craindre. Les sol­dats, gênés par trente cen­ti­mètres de pou­dreuse, ne mon­tèrent même pas jus­qu’aux grottes.

Puis il y eut le 25.

 

Les trente cen­ti­mètres de pou­dreuse s’é­taient tas­sés en vingt cen­ti­mètres. Les nom­breux pins syl­vestres étaient trans­for­més en tas de neige, leurs branches recou­vertes se traî­nant jus­qu’au sol en une petite pyra­mide. Le ciel était mena­çant et le vent souf­flait en rafales. La jour­née com­men­ça par la levée des collets.

J’é­tais par­ti avec Anne et Luka pour cette tâche. Mona ne se sen­tait pas bien ; elle était prise d’un de ces accès de règles dou­lou­reuses qui, dans la vie nor­male, se réglaient d’un com­pri­mé de para­cé­ta­mol et qui, ici, immo­bi­li­saient une femme pen­dant quatre jours.

Pour­quoi Luka avait-il peu à peu pris sa place dans notre groupe ? Sans doute parce que nous étions fré­quem­ment ame­nés à faire la liai­son entre dif­fé­rents maquis. Après un temps et quelques com­bats qui nous convain­quirent de comp­ter sur lui, Claude nous avait deman­dé de lui faci­li­ter la tâche, pen­sant que plus il pour­rait ren­con­trer de gens, plus il pour­rait écrire les articles pre­nants qui pour­raient nous aider.

Comme à l’or­di­naire, nous chan­gions de cap tous les cent mètres, retour­nant ici sur nos traces, nous sépa­rant ailleurs pour nous retrou­ver cinq cents mètres plus loin. Nous avions remar­qué que cela for­mait des traces très dif­fi­ciles à suivre pour un pisteur.

Nous ramas­sions notre gibier, peu à peu. C’é­taient sur­tout de petits ron­geurs. Il arri­vait qu’un che­vreuil se prenne au piège, mais il fal­lait être plu­sieurs pour le rap­por­ter. Il m’é­tait éga­le­ment arri­vé, fin novembre, de rele­ver une her­mine en man­teau d’hi­ver. Comme les autres, elle fut mangée.

 

Nous étions un peu en-des­sous du col qui sur­plom­bait les ruines de la ferme de Sou­bey­rand lorsque nous enten­dîmes, loin­tains, des coups de feu.

L’é­cho étouf­fé par la neige ne nous per­met­tait guère de savoir exac­te­ment d’où cela venait. Nous cher­chions à tra­vers les arbres à repé­rer l’o­ri­gine des tirs.

Ce fut Anne qui remar­qua le détail. A trois kilo­mètres de nous, sur une piste fores­tière, trois four­gons mili­taires. Son oeil n’a­vait pas eu besoin de jumelles pour détec­ter la tache verte au milieu du blanc.

– Ils sont arrê­tés au bout de la piste. Au pied de Lazest. Ils ont dû tom­ber sur les col­lègues du coin.

Je regar­dai atten­ti­ve­ment aux jumelles. Puis, j’eus comme un flash.

– Les grottes !

– Quoi ?

– Ils sont arrê­tés à huit cents mètres des grottes ! Du bout de la piste aux trous, il y a vingt minutes de marche, au maximum !

Il y eut d’autres tirs. Nous ne savions pas ce qui se pas­sait, mais l’i­dée avait fait le tour des esprits : ils avaient trou­vé les grottes et tiré dans le tas.

– S’ils ont trou­vé sur Lazest, ils vont venir ici après, non ? Après tout, quand ils ont fait leur bat­tue, en juin, ils avaient trou­vé les grottes.

 

Nous repar­tîmes à la mon­tée, vers Char­vest et nos propres abris. Dans le même temps, les four­gons étaient repar­tis à la des­cente et, pour notre plus grande inquié­tude, ils remon­taient sur Permon.

Nous n’a­vions plus que le muscle sur les os : nous réus­sîmes à cou­rir de bout en bout. Claude avait déjà fait com­men­cer l’évacuation.

 

Nous fîmes rapi­de­ment nos paque­tages. Ce que nous ne pou­vions empor­ter, nous l’en­voyâmes en hâte dans la plus pro­fonde salle, cent mètres sous la surface.

Mona avait fini de se pré­pa­rer, mal­gré la dou­leur. Claude don­na l’ordre et tout le monde partit.

Anne, Luka et moi étions fati­gués par la course. Mona, ralen­tie par ses dou­leurs. Pour la pre­mière fois, les autres nous distancèrent.

Les sol­dats arri­vèrent dix minutes après notre départ. Nous avions fait prêt d’un kilo­mètre déjà. Cer­tains par­taient de l’autre coté des mon­tagnes, d’autres avaient pris plus au sud pour ten­ter de retrou­ver nos amis de Lazest.

Nous allions au sud, à la traîne du pelo­ton, qui se divi­sait et se regrou­pait pour mul­ti­plier les traces au point que nous-mêmes finîmes par le perdre.

Pour la pre­mière fois, loin de tirer le trou­peau, Mona nous ralen­tis­sait. Sou­dain, elle cria et se plia en deux en se tenant le ventre.

Je m’a­ge­nouillai près d’elle et m’a­per­çus que les larmes rou­laient sur son visage. Je don­nai mon fusil à Anne, qui était désar­mée ; puis je pris le bras droit de sa soeur, le pas­sai autour de mon cou et la redres­sai en me rele­vant. Luka fit de même avec son bras gauche. Nous repar­tîmes ain­si. Mal­gré les arbres, il n’y avait guère d’abri.

Luka et moi regar­dions sur­tout où nous met­tions les pieds, aidant Mona à cou­rir comme nous le pou­vions. Anne res­tait der­rière nous ; elle regar­dait der­rière autant que devant. Elle avait armé son pre­mier fusil et se tenait prête à tirer.

Il y eut des explo­sions au niveau de la grotte, puis les sol­dats se lan­cèrent sur nos traces.

Ses dou­leurs s’at­té­nuèrent et Mona se redres­sa un peu, le visage tou­jours gelé de larmes, figé dans une gri­mace. Nous prîmes un peu de vitesse. Il fal­lait sor­tir de la nasse.

Des sol­dats arri­vaient en vue dans les zones déga­gées. Ils s’ap­pro­chaient régu­liè­re­ment. Puis, arri­vant dans un nou­veau cou­vert, nous les per­dions de vue.

Il y eut une pinède nou­vel­le­ment plan­tée où les arbres n’a­vaient pas eu le temps de beau­coup grandir.

Anne se retour­na à la seconde où, un peu plus bas, sor­tait le pre­mier sol­dat. Elle épau­la et lâcha la pre­mière rafale. Luka lâcha Mona et se retour­na pour faire face.

Les sol­dats s’é­taient arrê­tés à la lisière des grands arbres. L’as­saut à décou­vert ne les ten­tait pas.

Je conti­nuai à avan­cer avec Mona, tan­dis qu’Anne et Luka recu­laient peu à peu der­rière nous en conti­nuant à veiller sur nos arrières.

 

La lisière des feuillus fut là. J’é­tais à bout de souffle, Mona aus­si. Il y eut un temps de repos, puis des sol­dats ten­tèrent d’a­van­cer. Deux ou trois furent cueillis par Anne et Luka, les autres reculèrent.

Mona, appuyée sur un chêne, san­glo­tait en se tenant tou­jours le ventre.

Je vis quelque chose bou­ger sur la lisière d’en face, au-des­sus des sol­dats, et qui montait.

– Ils vont nous prendre en tenaille !

Comme dans les plus mau­vais films, Luka se retour­na et cria :

– Allez‑y, on les retient !

Mona se redres­sa un peu et dit posément :

– Lais­sez-moi là. Vous pou­vez vous en sor­tir sans moi. Je les retiendrai.

Elle était déter­mi­née. Alors, nous lui dîmes adieu et nous partîmes.

 

C’est peut-être ce qui aurait dû se pas­ser ce jour-là. C’est ce qu’un pro­duc­teur hol­ly­woo­dien aurait demandé.

La véri­té, la bête et simple véri­té, c’est que Mona avait trop mal pour dire quoi que ce soit.

Une autre véri­té, c’est qu’en la voyant souf­frir ain­si, en com­pre­nant que nous allions nous faire attra­per, que nous ne nous en tire­rions pas cette fois, je réa­li­sai que, bien plus que pour ma peau, je m’in­quié­tais pour la sienne. Je vou­lais qu’elle vive. Elle. Luka et Anne pou­vaient cre­ver en nous défen­dant, je pou­vais moi-même y lais­ser ma peau. Pas Mona. Je vou­lais qu’elle s’en tire, je vou­lais qu’elle puisse cou­rir au loin, qu’elle sorte de ce mer­dier. Je vou­lais… Je ne vou­lais pas la lais­ser et, même si elle me l’a­vait deman­dé, je serais sans doute resté.

La véri­té, c’est aus­si que Luka et Anne étaient pié­gés comme nous, qu’une patrouille mili­taire avait presque fini de nous contour­ner par le haut et qu’au­cun sacri­fice n’au­rait sau­vé personne.

La véri­té, c’est aus­si que la cava­le­rie arri­va juste à temps.

 

Les sol­dats par­tis en tenaille n’é­taient qu’à une cen­taine de mètres de nous lorsque la mon­tagne sem­bla explo­ser. Nous vîmes, pro­je­tés sur les jeunes pins, des chairs san­gui­no­lentes et des bouts de chêne, de peu­plier, d’orme. Il y eut des tirs au-des­sus de nous, à l’ins­tant pré­cis où Anne et Luka repre­naient leurs tirs vers l’aval.

Et, tel l’ange sal­va­teur, Paul Leblond arri­va, sui­vi comme son ombre de maqui­sards de Lazest.

Les mili­taires n’é­taient pas fous. Ils se trou­vaient bru­ta­le­ment en infé­rio­ri­té numé­rique, et ils avaient le han­di­cap du ter­rain. Ils se replièrent en catastrophe.

 

Les alen­tours de l’ex­plo­sion, à l’a­mont, étaient tenus par ceux de Char­vest. C’é­taient eux qui avaient envoyé, avec une syn­chro­ni­sa­tion par­faite, deux gre­nades, juste en aval et juste en amont de la tenaille.

Les souffles s’é­taient addi­tion­nés et les sol­dats pris entre les deux avaient été déchi­que­tés et pro­je­tés en l’air. Sans doute y en avait-il trois ou quatre. Les autres s’é­taient éclip­sés ; il y eut une courte pour­suite sans résul­tat, quelques coups de feu tirés entre les arbres, et le silence revint.

 

Mona avait tou­jours mal. Mais per­sonne n’y fai­sait vrai­ment attention.

Les mili­taires, gui­dés par un vil­la­geois du nom d’Al­bert Lefol, étaient arri­vés direc­te­ment, peu après l’aube, sur les grottes de Lazest. La tren­taine de maqui­sards qui vivait là s’é­tait égaillée dans la nature, après un réveil en sur­saut au son d’une caval­cade. La chance avait, ce jour-là, pris la forme d’une che­vrette qui, déran­gée par les sol­dats, avait cou­ru droit sur les grottes et aler­té ceux qui étaient déjà debout. Sans cela, il fait peu de doute qu’il n’y aurait pas eu de sur­vi­vant dans ces grottes.

 

Il y en avait eu. Mais pas seulement.

Nul ne connais­sait le bilan pré­cis. C’est en reve­nant vers les grottes que nous pûmes faire un décompte, aidant les bles­sés et ras­sem­blant les corps.

Il y avait huit bles­sés et douze morts.

Par­mi ceux-ci, Kumi­ko, Yoru et Marie.

 

Je connais­sais bien les deux der­nières. Depuis que j’ha­bi­tais à Furet. Depuis tou­jours, ou presque. Et, au fil de nos ren­contres, j’a­vais appris à appré­cier Kumi­ko. Et à res­pec­ter Yoru, quand bien même nos idées diver­geaient fréquemment.

Quant à Marie…

Marie avait fui pour m’ou­blier, parce qu’elle m’ai­mait et que ce n’é­tait pas réciproque.

Marie était là, à mes pieds, avec une balle dans la poi­trine et une dans le ventre.

Marie était un corps sans vie.

Et si je n’a­vais pas pris le maquis ? Si j’a­vais répon­du à ses sen­ti­ments ? Si ?… Si elle n’a­vait pas quit­té Char­vest, elle aurait été encore en vie.

 

Pour­quoi avais-je l’im­pres­sion d’être plus res­pon­sable de cette mort-ci que de celles que j’a­vais pro­vo­quées direc­te­ment en appuyant sur une gâchette ?

Tout ce gâchis..

Tout ce gâchis pourquoi ?

Pen­dant un ins­tant, j’eus l’in­time et pro­fonde convic­tion que tout cela ne pou­vait se ter­mi­ner, pour nous tous, que comme cela venait de se ter­mi­ner pour Marie. Pour Marie, pour Yoru, pour Kumi­ko, pour Jeanne Serf, Jeanne Plin­coux, Domi­nique Leblond, et tous ceux qui avaient été abat­tus ou exécutés.

Et Tori, seule sur­vi­vante désor­mais d’une famille de quatre… Tori, qui ne pleu­ra même pas devant les corps de sa mère et de sa soeur, qui res­ta juste immo­bile, bouche bée, à genoux, et qui res­ta pros­trée là plu­sieurs heures en sem­blant ne même plus res­pi­rer. Tori qui, à onze ans, avait déjà tout per­du de ceux, et de ce, qu’elle avait aimés.

Il lui fal­lait une famille adop­tive. Elle la trou­va. Anne et elle déci­dèrent ou, pour mieux dire, Anne déci­da qu’elle trou­ve­rait refuge avec nous. Claude et Régine, et aus­si un peu Mona, et peut-être même moi, prirent soin d’elle comme de leur propre fille.

 

Il fal­lut long­temps pour enter­rer les douze corps. La terre était gelée. Enfin, nous pûmes par­tir. Les mon­tagnes du Rude­val avaient per­du près d’un cin­quième de leurs habi­tants, en cinq minutes de déchaî­ne­ment d’armes à feu. Et pour­tant, la chance avait joué.

Car, sans elle, la moi­tié des maqui­sards auraient été enter­rés dans leurs grottes.

 

Nous revînmes chez nous. Les jambes de Mona étaient tou­jours fla­geo­lantes, et elle com­men­çait à avoir de la fièvre. Je l’ai­dais à mar­cher tout au long du che­min de retour. La dou­leur n’a­vait pas bais­sé. Cer­tains crai­gnaient une appen­di­cite, mais elle les ras­su­ra en fai­sant remar­quer que ses dou­leurs étaient par­fai­te­ment cen­trées et non déca­lées sur la droite.

En arri­vant dans nos grottes, nous vîmes que les mili­taires avaient fait sau­ter ce qu’ils avaient pu. Mais les rochers avaient fiè­re­ment résis­té, et nul n’a­vait trou­vé la salle enter­rée. Il fal­lut déga­ger les débris des quelques roches qui n’a­vaient pas résis­té, puis nous reprîmes pos­ses­sion des lieux.

J’ai­dai Mona à se cou­cher, m’in­quié­tant dere­chef lors­qu’elle gémit en s’allongeant.

– Ça ira… Ça fait juste un mal de chien, c’est tout… J’ai pris froid hier et, là, en prime, j’ai mes règles… C’est pas la pre­mière fois que j’ai des règles dou­lou­reuses… Ça va passer…

 

Le len­de­main, elle sem­blait aller un peu mieux. Elle n’a­vait que des sou­ve­nirs confus de la veille et fut sur­prise de trou­ver Tori à coté d’elle.

Il nous fal­lut man­ger, il nous fal­lut rele­ver les col­lets, il nous fal­lut reprendre notre vie. Avec Tori et, à jamais, sans les autres.

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