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Il avait fait un peu plus chaud du 22 au 28 ; mais, fin jan­vier, une vague de nuages défer­la sur la France. Les tem­pé­ra­tures s’ef­fon­drèrent début février, et nous eûmes de pointes à moins trente degrés. Même la rivière sou­ter­raine où nous pui­sions notre eau fut tou­chée : elle gela çà et là, seuls les endroits où le cou­rant était plus fort res­tant liquides.

Des tem­pêtes de neige sui­virent, qui clouaient les gens dans leurs abris, résis­tants comme mili­taires. Même pour rele­ver des col­lets, il n’é­tait plus pos­sible de sor­tir. La faim se fit sen­tir plus que d’habitude.

Le 8 février, il y eut une accal­mie de quelques heures que nous mîmes à pro­fit pour faire le tour de tous les col­lets. Ils étaient pleins depuis plus d’une semaine, et les ani­maux morts avaient déjà été dévo­rés par les carnivores.

Le tour des réserves ne fut guère plus fruc­tueux : nous man­quions de nour­ri­ture. Il n’en res­tait que pour quelques jours.

 

Le 10 au matin, une opé­ra­tion déses­pé­rée com­men­ça. La mati­née pro­met­tait un temps rela­ti­ve­ment calme pour quelques heures ; on les mit à pro­fit pour rejoindre la route du col du Cibrot, espé­rant trou­ver quelque camion de nour­ri­ture à piller.

Mais seuls pas­sèrent des convois mili­taires. La route avait été fer­mée aux véhi­cules civils, suite à de nom­breuses attaques plus bas dans la vallée.

Les mili­taires étaient armés et prêts à se défendre, accom­pa­gnés d’au­to­mi­trailleuses plus manoeu­vrables que des chars sur cette route étroite.

Alors, entre deux convois, on mina la route. Sur cin­quante mètres, sous le bitume, on pla­ça des explosifs.

Il nous fal­lait le peu de nour­ri­ture qu’ils devaient transporter.

 

La route explo­sa sous les véhi­cules, qui bas­cu­lèrent dans le ravin. Nous avions choi­si l’en­droit spé­cia­le­ment : leur chute s’é­ter­ni­sa sur quatre-vingts mètres. Lorsque nous appro­châmes, il y avait peu de sur­vi­vants, et per­sonne d’in­demne, dans ceux qui avaient fait le plongeon.

Quatre-vingts mètres plus haut, les véhi­cules res­tant com­men­cèrent à tirer sur nous, tou­chant autant leurs propres cama­rades que les assaillants.

L’ins­tinct de sur­vie pre­nant le des­sus sur la faim, nous cou­rûmes à cou­vert ; mais nous eûmes à peine le temps d’ar­ri­ver qu’un camion du milieu du convoi, appa­rem­ment bour­ré d’ex­plo­sifs, par­tit en fumée, souf­flant les autres épaves et arra­chant arbres et terre à vingt mètres à l’entour.

L’onde de choc remon­ta la pente, presque ver­ti­cale. Quel­qu’un hurla :

– Ça tombe !

En effet, des mor­ceaux de roches et de terre, ébran­lés par le choc, dégringolaient.

Ce fut une panique indes­crip­tible, alors que cha­cun des sque­lettes ambu­lants que nous étions cou­rait de l’autre coté pour évi­ter les chutes de pierres.

Et puis, il y eut un gros bloc qui se déta­cha. Il tom­ba direc­te­ment, avec un seul rebond à mi-pente, sur les épaves ; sa chute finit de désta­bi­li­ser ce qu’il res­tait de la pente. Ce qu’il res­tait de la route glis­sa, la falaise s’ef­fon­dra et nous cou­rûmes encore, priant pour s’é­loi­gner rapi­de­ment de l’éboulement.

Pen­dant près d’une minute, les pierres tom­bèrent. Et puis, le silence revint. Le haut de la falaise, là où, quelques minutes plus tôt, se trou­vaient une route et des véhi­cules, avait dis­pa­ru, pré­ci­pi­té dans quatre-vingts mètres de vide. La tôle et les hommes qu’elle conte­nait avaient été enfouis sous des dizaines de tonnes de gra­vats. Rien ni per­sonne n’é­tait récu­pé­rable, et nous devions à une chance inouïe de ne comp­ter dans nos rangs que des blessés.

Nous ren­trâmes aux grottes. Nous venions de perdre près de dix kilos d’ex­plo­sifs pour rien. La route était détruite et il ne fal­lait plus espé­rer y gagner quelque nour­ri­ture que ce soit. Plus rien, désor­mais, ne devait y circuler.

Le temps s’a­mé­lio­ra un peu. Mais le gibier ne suf­fi­sait pas à nous nour­rir tous. L’ab­sence des quelques attaques ponc­tuelles de camions qui nous valaient le com­plé­ment habi­tuel se fai­sait sentir.

 

Nous n’a­vions plus que quatre alter­na­tives : nous lais­ser mou­rir sur place ; nous rendre, ce qui était un sui­cide pour la plu­part d’entre nous ; démé­na­ger pour trou­ver ailleurs des endroits plus pro­pices, mais la plu­part d’entre nous, nour­ris au mini­mum depuis deux semaines, étaient bien faibles pour un voyage ; ou bien, atta­quer un train.

Mal­gré nos quelques suc­cès ini­tiaux, nous avions aban­don­né les attaques de trains. Il était trop facile à l’ar­mée de pré­voir où se ferait une attaque de voie fer­rée. Il lui était éga­le­ment facile de mon­ter dans les wagons des armes de fortes puis­sance en grandes quantités.

Mais le choix, fina­le­ment, n’exis­tait plus. C’é­tait la seule solu­tion qui nous per­met­trait de gagner rapi­de­ment de grandes quan­ti­tés de nourriture.

Il n’y avait plus de sen­ti­nelles le long des voies. Cer­taines étaient mortes de froid fin jan­vier, et l’ar­mée y avait renon­cé. Nous avions donc besoin d’une quan­ti­té limi­tée d’ex­plo­sifs pour faire expo­ser les bou­lons qui, à chaque tra­verse, rete­naient les rails.

 

Nous étions le 12 février 2006. Le temps n’é­tait pas très froid, mais ven­teux et ora­geux. Un petit cra­chin tom­bait par inter­mit­tence et l’air était lourd.

Pour une fois, j’é­tais plu­tôt à l’ar­rière. Comme d’ha­bi­tude, Mona était à mon flanc ; Anne n’é­tait pas loin et Tori, qui avait bien gagné son fusil lors de l’at­taque de Les­tas, était à coté d’elle. Les par­ti­sans de Paul Leblond étaient en pre­mière ligne. Tout le monde était néan­moins retran­ché der­rière des talus, des arbres, tout ce qui pou­vait offrir une protection.

Un train arri­va, et, tout au long de la voie, une série d’ex­plo­sions sou­li­gna les rails. Ceux-ci, pri­vés de sou­tien, bas­cu­lèrent ; les bogies se posèrent dans le gra­vier, les roues de gauche labou­rèrent les tra­verses tan­dis que celles de droit s’ef­fon­draient dans le ballast.

Le train conti­nua sur son aire quelques secondes, avan­çant d’une cin­quan­taine de mètres, avant de s’ar­rê­ter. Il n’a­vait pas basculé.

 

Nous atten­dîmes quelques secondes, mais les portes ne s’ou­vrirent pas. Ils savaient que nous étions là.

Je por­tais une VHF, et son scan­ner s’a­gi­ta. En quelques frac­tions de secondes, il se cala sur une fré­quence et j’eus le son. Le machi­niste appe­lait les secours.

– Claude !

– Quoi ?

– Ils ont appe­lé des ren­forts ! L’ar­mée va débar­quer ! A mon avis, ils veulent attendre tran­quille­ment qu’on soit pris à revers !

 

Paul avait enten­du. Il rele­va la main, et les pre­miers rangs firent feu à volonté.

La mitraille fau­cha les vitres des wagons. Je pla­çai une gre­nade sur le lance-gre­nades de mon fusil, et elle arri­va direc­te­ment dans la voi­ture que je visais. L’ex­plo­sion rava­gea l’in­té­rieur, et d’autres m’imitèrent.

Les voi­tures étaient vidées. Res­taient les four­gons. Et c’é­tait une autre paire de manches.

Il n’y avait pas de vitres. Juste de la tôle. Cepen­dant, ici et là, quelques meur­trières nous assu­raient que nous étions surveillés.

Quel­qu’un lan­ça une gre­nade fumi­gène, et c’é­tait la meilleure idée qu’il pou­vait avoir. Ain­si, les pre­miers assaillants purent s’ap­pro­cher des four­gons sans être vus.

Cepen­dant, il man­quait tou­jours l’ouvre-boîte. Il fal­lut uti­li­ser des charges pour faire explo­ser les verrous.

Dès lors, nous pûmes ouvrir les portes. Et la bataille commença.

 

Sitôt les portes ouvertes, des mitrailleuses lourdes com­men­cèrent à tirer. Dans le même temps, au fusil mitrailleur, des sol­dats arro­saient le bas des wagons pour inter­dire aux nôtres de trop approcher.

Les lance-gre­nades furent de nou­veau mis à contri­bu­tion. Mais il fal­lut cinq secondes pour faire taire la der­nière mitrailleuse ; cinq secondes durant les­quelles elle avait fait de gros dégâts dans nos rangs.

Et tout n’é­tait pas fini. Les four­gons avaient été équi­pés de pro­tec­tions inté­rieures et les gre­nades, si elles étaient venues à bout des mitrailleuses, n’a­vaient pas vidé les véhi­cules. Soi­gneu­se­ment bar­ri­ca­dés, les sol­dats conti­nuèrent à tirer.

Claude lan­ça le pre­mier lot de maqui­sards en avant. C’é­tait, de toute manière, prendre le train ou mou­rir de faim.

A peine étions-nous levés que Anne hur­la. Nous nous retour­nâmes. Elle avait la cuisse en sang.

– Les bles­sés à cou­vert !, hur­la Claude, tou­jours en avant, à toutes ses troupes.

Anne était tom­bée ; Mona et moi l’at­tra­pâmes rapi­de­ment, un sous chaque épaule, et cou­rûmes à l’a­bri. A chaque pas, Anne criait de dou­leur, mais elle conti­nuait à cou­rir comme elle le pou­vait sur sa jambe valide.

Enfin nous fûmes à cou­vert. Sans plus pen­ser aux cama­rades tou­jours à l’as­saut. Nous cou­châmes Anne et je remar­quai, par endroits, d’autres bles­sés et d’autres per­sonnes qui s’en occupaient.

Anne avait ces­sé de crier, mais elle gémis­sait tou­jours. Son pan­ta­lon épais nous empê­chait de voir la bles­sure. Mona dégra­fa sa cein­ture et abais­sa la toile. La balle avait trans­per­cé le haut du flanc inté­rieur de la cuisse, à deux doigts du fémur.

– Dés­in­fec­tant !, ordon­na Mona.

Je pris la trousse de secours qu’elle por­tait dans son sac. Avant, dans une autre vie, Mona avait sou­vent soi­gné des bre­bis bles­sées, y com­pris par les plombs de chas­seurs imprudents.

La trousse avait déjà ser­vi et il ne res­tait qu’un dés­in­fec­tant alcoo­lique. Tant pis, il fau­drait faire avec.

Anne conti­nuait à gémir en se tor­dant de dou­leur. J’ou­vris la fiole et en ver­sai direc­te­ment sur sa bles­sure. Elle se ten­dit brus­que­ment, sa cuisse se contrac­ta au-delà de l’i­ma­gi­nable, sou­le­vant tout son corps ; le gémis­se­ment se trans­for­ma en hur­le­ment déchi­rant puis, d’un coup, elle retomba.

Je crai­gnis un moment pour sa vie, mais sa res­pi­ra­tion conti­nuait, sac­ca­dée, et le sang conti­nuait à gicler par petits coups de la blessure.

Mona me prit la fiole et en imbi­ba une compresse.

– Appuie là !, m’or­don­na-t-elle en mon­trant un point pré­cis, à la jonc­tion de la cuisse et de l’aine.

Je m’exé­cu­tai, et le sang ces­sa de s’é­cou­ler. Mona net­toya, et chaque contact de la com­presse alcoo­li­sée avec la plaie entraî­nait une contrac­tion de la cuisse.

– Bouge pas.

Je ne bou­geais pas. Mona net­toyait. Lors­qu’elle eut fini, un léger filet de sang s’é­cou­lait encore, mal­gré tous mes efforts pour res­ter en appui. Une crampe ter­rible venait de me prendre dans les avant-bras.

J’eus peur lorsque je vis Mona sor­tir un fil et une aiguille courbe de la trousse. À chaque fois, elle piquait et res­sor­tait l’ai­guille. Elle remet­tait un peu de dés­in­fec­tant sur chaque point, cou­sant ser­ré et s’appliquant.

La vision de cette aiguille péné­trant, tra­ver­sant et res­sor­tant des chairs à vif me trau­ma­ti­sa autant que toutes les plaies par balles que j’a­vais pu voir aupa­ra­vant. Je crus défaillir, et je finis par détour­ner le regard, tout en main­te­nant la pres­sion sur le pli de l’aine.

– Voi­là… Tori, tu peux me pas­ser les bandages ?

Je regar­dai. Huit points ser­rés avaient rame­né les lèvres de la plaie bord à bord sur la sor­tie de la balle, et quatre fer­maient l’entrée.

Brus­que­ment, j’eus l’im­pres­sion d’un grand chan­ge­ment dans notre envi­ron­ne­ment. Il me fal­lut un moment pour en trou­ver l’o­ri­gine. Le bruit avait dis­pa­ru. Les gémis­se­ments et les cris des bles­sés étaient tou­jours là, bien sûr, mais les déto­na­tions avaient ces­sé. La bataille avait pris fin.

– Reste appuyé !, me rap­pe­la Mona, et je m’a­per­çus que j’a­vais relâ­ché la pres­sion. Une goutte de sang avait per­lé entre les points, et Mona remit un peu d’al­cool avant de cou­vrir chaque ori­fice d’une com­presse sté­rile et de ban­der le tout. Enfin, elle me fit signe de lâcher.

Il me fal­lut un moment pour arri­ver à reti­rer mon poing du pli où il avait appuyé si fort pen­dant près de dix minutes. Mes bras étaient téta­ni­sés, blo­qués. Enfin j’ar­ri­vai à me détendre, et Mona regar­da anxieu­se­ment le bandage.

Deux minutes après, il n’a­vait pas rou­gi, et elle pen­sa que les points avaient bien résisté.

 

En nous rele­vant, nous vîmes que les autres bles­sés étaient tous pris en charge. Cha­cun avait deux ou trois per­sonnes autour de lui, en train de soi­gner ses blessures.

Je retour­nai sur le champ de bataille.

Nous avions gagné. Si l’on peut dire. Le train avait chu­té et les élé­ments de ravi­taille­ment étaient en train d’être dis­per­sés. Mal­gré l’ap­pel du machi­niste, les mili­taires n’é­taient pas arri­vés. Le len­de­main, nous sûmes qu’ils avaient été blo­qués vers Le Fond par un ébou­le­ment sur la route : il avait dége­lé la veille au soir, pour la pre­mière fois depuis un mois, et des blocs de plu­sieurs tonnes étaient tom­bés sur leur chemin.

Les sol­dats soi­gnaient eux aus­si leurs bles­sés, comme ils le pou­vaient. Une fois désar­més, per­sonne n’a­vait eu le coeur de les en empêcher.

Plus tard, des sol­dats devaient nous consi­dé­rer comme leurs égaux, parce que nous avions ain­si appli­qué les “lois de la guerre”, contrai­re­ment à d’autres groupes de résis­tants qui mas­sa­craient les patrouilles jus­qu’au dernier.

Je cher­chais Claude, pour lui don­ner des nou­velles de sa fille. En vain. Je finis par tom­ber sur Paul Leblond, qui rele­vait le cadavre de Patrick Poulet.

– T’as pas vu Claude ?

– Non. Je sais pas s’il s’en sera sor­ti… Il était avec Patrick, dans le pre­mier groupe à l’assaut…

Il y avait une tren­taine de corps déchi­que­tés, en uni­forme ou en civil, mêlés à même le sol.

– Il s’est pas­sé quoi, ici ?

– Vous étiez pas là ?

– Anne, la fille de Claude. Elle a été bles­sée, on l’a éva­cuée à cou­vert. Elle pis­sait le sang, donc on est res­tés sur elle.

– Bon, ben… Y’a un groupe qui est par­ti en tête, avec Claude, et puis deux autres sont par­tis juste der­rière. Les mili­taires ont eu qu’à tirer dans le tas. Mais ils ont réus­si à arri­ver au pied des wagons, suf­fi­sam­ment près pour tirer les gre­nades à la main et net­toyer l’in­té­rieur. Les sol­dats ont aus­si répli­qué à la gre­nade, et il y a eu une contre-attaque. Et voi­là le charnier.

Il se retour­na brusquement :

– Grouillez-vous, les gars ! Il faut déga­ger les vivres, les muni­tions et les bles­sés ! Les bidasses vont sûre­ment pas tarder !

Je repar­tis à la recherche de Claude. Je finis par le trou­ver, en dépla­çant un cadavre en uniforme.

Ce n’é­taient pas des balles qui l’a­vaient fini. Il avait sau­té sur une gre­nade et son torse était à dix mètres de ses pieds.

Claude Vanel, Patrick Pou­let, Gérard Griz­beck, Michel Leloir, Phi­lippe Mar­chia­ni et Steve Vieux. Ce sont les “héros” du pre­mier groupe qui don­na l’as­saut sur le train. C’est grâce à eux que nous avons pu récu­pé­rer armes et vivres en quan­ti­tés suffisantes.

Aucun d’eux n’est revenu.

 

Je retrou­vai Mona. Elle était en train de faire une piqûre à sa soeur. Un com­po­sé de qui­nine et d’autres pro­duits fébri­fuges et anti-bactériens.

– Ça va com­ment là-bas ?

– On a per­du une quin­zaine d’hommes, répon­dis-je. Dont Claude.

Elle redres­sa la tête.

Je m’at­ten­dais à ce qu’elle crie, qu’elle frappe, qu’elle pleure. Qu’elle réagisse, quoi.

Mais elle mur­mu­ra juste, en pâlis­sant un peu :

– Purée… Oh purée…

Je m’ap­pro­chai d’elle, mais elle repous­sa ma main.

– Ça va, vas‑y, va t’oc­cu­per des autres… Purée…

Tori la rejoi­gnit, et je lais­sai ensemble les deux orphelines.

 

Non­obs­tant l’o­deur, nous man­geâmes sur place. C’é­tait, à tous, notre besoin le plus vital, si l’on excep­tait ceux qui se vidaient de leur sang et pour les­quels on ne pou­vait plus rien. Sans prendre le temps d’en­ter­rer les corps, nous nous char­geâmes de pro­vi­sions et partîmes.

Anne s’é­tait réveillée. La dou­leur res­tait vio­lente, bien qu’elle ten­tât de la mas­quer. Elle récu­pé­ra des béquilles sur le cadavre d’un pas­sa­ger du train, sans doute un sol­dat démo­bi­li­sé suite à une bles­sure, et réus­sit un moment à avan­cer ainsi.

Je mar­chais à son coté et je la sur­veillais. Elle était excep­tion­nel­le­ment pâle. Je vis ses yeux vaciller et je la rat­tra­pai juste avant qu’elle ne tombe. Elle vou­lut pro­tes­ter, mais je pas­sai son bras gauche autour de mes épaules. Loin, très loin devant, Mona et Régine sem­blaient déci­dées à noyer leur cha­grin dans la marche.

 

Le soir, Régine ne sup­por­ta pas la couche vide à coté d’elle. Elle fuit vers une autre grotte ; après le bilan de la jour­née, ce n’é­taient, hélas, pas les places qui manquaient.

Anne avait été cou­chée avec les bles­sés, dans une grande grotte où les soi­gneurs pou­vaient navi­guer debout. Tori était res­tée avec elle.

Mona et moi res­tâmes donc seuls dans notre grotte habi­tuelle. Et ce n’est qu’a­lors que Mona com­men­ça à mani­fes­ter une réac­tion aux évé­ne­ments, en com­men­çant à pleurer :

– J’ai tué mon père…

J’es­sayai de com­prendre, et elle expliqua :

– Sans moi, y’au­rait pas ce bor­del… J’ai tué mon père, j’ai bles­sé ma soeur…

– T’as sau­vé la vie de ta soeur, cor­ri­geai-je, et elle se mit à me frapper :

– C’est pas vrai ! Tu sais bien que c’est pas vrai ! Ça veut rien dire de sau­ver quel­qu’un qui aurait pas été bles­sé sans moi !

J’es­sayais de la cal­mer, de parer ses coups et de la convaincre qu’elle n’é­tait pour rien dans tout ça, qu’on aurait pété les plombs de toute façon, qu’on aurait quand même pris le maquis…

Et, sou­dain, elle se jeta sur mon épaule. Je conti­nuai mon dis­cours, mais elle mur­mu­ra fermement :

– Ta gueule. Tais-toi, Marc. Tais-toi.

 

Quelques minutes plus tard, elle se remit à chuchoter.

– Tu le prends comme tu veux, c’est moi qui suis à l’o­ri­gine de tout ça. Ça serait peut-être arri­vé de la même manière sans moi, et c’est quel­qu’un d’autre qui aurait déclen­ché la guerre, mais non. Ça a été moi. Et ce sera tou­jours moi. Me donne pas de leçons, parce que c’est pas toi qui vis avec. C’est moi. Et ça, tu peux pas le com­prendre. C’est pas toi.

Je don­nai la meilleure réponse pos­sible : le silence. Je la ser­rai juste un peu plus fort.

– Dis, après ce qu’on a vécu…

J’at­ten­dis qu’elle finisse sa phrase.

– Tu crois qu’on arri­ve­ra encore à aimer ?

Je ne savais pas que répondre. Elle finit par reprendre :

– Tu crois qu’un jour, la paix revien­dra, qu’on sera encore vivants, qu’on repren­dra goût à cette putain de vie, que je par­don­ne­rai à Dieu et qu’on aime­ra encore ?

– Je sais pas, répon­dis-je enfin.

– Tu sais jamais rien…

Je lais­sai glis­ser le reproche.

– Marc, tu sais à quoi je pense ?

– Non.

– L’a­mour… Avant, y’a­vait plein de gar­çons qui me tour­naient autour, au col­lège. J’en avais plein, des amours. Quand ça cas­sait avec un, il n’y avait pas une semaine avant qu’un autre prenne sa place…

Je repen­sais à avant, jus­te­ment. Les petits copains de Mona, qui fai­saient trente kilo­mètres en moby­lette pour venir dra­guer à Furet. Qui s’ex­ta­siaient devant sa plas­tique exem­plaire. Qui pre­naient le moindre pré­texte — allez, un coup de main en maths — pour pas­ser un quart d’heure avec elle.

S’ils la voyaient aujourd’­hui, pen­sais-je… Un sac d’os et de muscles, ner­veuse, tor­tu­rée, per­due. Grif­fée sur tout le corps. Les che­veux agglo­mé­rés en feutre. Les joues creuses. Les yeux livides et cer­nés. Rui­née par une guerre absurde. Détruite par sa culpa­bi­li­té. Dégoû­tée de la vie et de Dieu.

– Ça fait presque un an que j’ai pas fait l’a­mour, mur­mu­ra-t-elle. J’au­rais jamais cru ça possible.

Je mas­quai une légère sur­prise, mais elle sem­bla s’en rendre compte :

– Quoi ? Tu pen­sais que j’é­tais vierge ?

Elle rit une seconde.

– Je sais bien que j’é­tais plu­tôt en avance, mais quand même ! Avec le nombre de mecs qui me tour­naient autour… La pre­mière fois, j’a­vais qua­torze ans…

Elle lais­sa un silence, puis reprit :

– J’ai l’im­pres­sion que c’é­tait il y a long­temps, tel­le­ment longtemps…

Je repen­sai à celle que j’a­vais lais­sé à Gre­noble, qui n’é­tait pas vrai­ment une fian­cée mais plu­tôt une copine très intime, et je m’a­per­çus que je ne me sou­ve­nais pas de son visage. Ni de sa voix. C’é­tait il y a des décen­nies, me dis-je.

– Marc ?

– Mmmh ?

– J’ai envie d’ou­blier. D’ou­blier aujourd’­hui et de reve­nir en arrière. J’ai envie de ne plus pen­ser, de croire que rien n’est arri­vé, de faire l’a­mour comme avant… Aide-moi, fais-moi oublier…

En disant cela, elle avait res­ser­ré son étreinte autour de mon tronc, et je sen­tis sa jambe qui se frayait un pas­sage entre les miennes.

– Je sais bien que je suis qu’une gamine et que je suis pas aus­si jolie que l’an­née der­nière… S’il te plaît, j’ai envie…

– Euh, hési­tai-je… J’ai pas vu de capote dans nos trousses…

– Tais-toi… Si t’as pas envie, dis-le, mais sinon, la ferme. J’au­rai mes règles la semaine pro­chaine, donc je risque pas de tom­ber enceinte. Et quand bien même… On sera tous morts avant que j’ac­couche, alors ta gueule…

 

Ce n’é­tait pas vrai­ment ça, faire l’a­mour. Il ne s’a­gis­sait pas de se mon­trer de l’af­fec­tion, ni même de se faire plaisir.

C’é­tait un élixir d’ou­bli. Pen­dant quelques minutes, l’a­mné­sie totale. Plus de pro­blème, plus de guerre, plus de souf­france. Juste l’ou­bli et, pour noyer tant de vio­lence, un moment tendre, très doux, très lent.

Le seul sou­ve­nir, à ce moment pré­cis, qui m’est reve­nu, c’é­tait une chan­son. Une chan­son que j’a­vais aimée, avant. Une chan­son que je n’a­vais pas écou­tée depuis une éter­ni­té. Une chan­son qui disait :

 

Méfie-toi de la dic­ta­ture qui sommeille,
Le bruit des bottes est un mau­vais réveil
Et crois-moi :
La vraie lumière n’est pas celle du vitrail.
N’ou­blie jamais le revers de la médaille,
Souviens-toi
Que l’homme qui travaille
Ne sera pas de taille
En face d’un pouvoir
Qui a tout pré­vu pour la bataille !

Oh, sou­tiens-moi,
Porte-moi à bout de bras,
Faire l’a­mour, ça sert à ça !
Soulève-moi.
Serre-moi fort,
Prends-moi au creux de ton corps,
Fait pleu­voir les perles d’or,
Cris mul­ti­co­lores.
4

 

4Daniel Bala­voine, Sou­lève-moi

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