Pré­cé­dent Intro­duc­tion Sui­vant

Je suis ren­tré à Furet le 31 mars 2005. Je n’a­vais plus d’é­tudes, plus de copine, pas de tra­vail. Je n’a­vais plus envie de me battre. J’a­vais deux côtes fêlées après m’être fait tabas­ser par ceux qui devaient pro­té­ger le peuple.

J’é­tais dépri­mé, décou­ra­gé. Je n’a­vais plus qu’une envie : me cou­cher dans mon lit, m’en­fon­cer sous les cou­ver­tures, et attendre que le cau­che­mar cesse d’une manière ou d’une autre.

Le pre­mier avril, j’ai pour­tant dû me lever. J’a­vais besoin de prendre l’air.

J’ai déjeu­né sur le pouce, comme si ça ne pré­sen­tait aucun inté­rêt. J’ai mis mes chaus­sures, j’ai pris mon bala­deur et je suis sorti.

J’ai com­men­cé à mon­ter au-des­sus du vil­lage. J’a­vais Star­ma­nia dans les oreilles et, brus­que­ment, je me suis dit que l’on était pré­ci­sé­ment en train d’é­crire la suite. Après la vic­toire de Zéro Jan­vier, le mil­lion­naire construc­teur de gratte-ciel, aux élec­tions du Pré­sident de l’Oc­ci­dent, y avait-il encore quelque chose à espérer ?

J’ai mar­ché jus­qu’aux sous-bois, puis j’ai quit­té le sen­tier pour rejoindre, à tra­vers la forêt, une plaque de rocher affleu­rant. Je me suis assis, puis allongé.

Il y avait les arbres tout autour, le ciel au-des­sus, un peu de vent. Il fai­sait beau. Je pen­sais encore aux années qui devaient venir. Je ne voyais pas d’a­ve­nir pos­sible. Il fal­lait cour­ber le dos, souf­frir en silence en l’at­tente des pro­chaines élec­tions. Ou alors, mani­fes­ter, encore et tou­jours, notre désac­cord… Mais dans ce cas, pas­se­rait-on à coté d’une guerre civile ? Si des gou­ver­ne­ments à peu près tolé­rants avaient lan­cé l’ar­mée sur les mani­fes­tants en Nou­velle-Calé­do­nie, qu’al­lait-il se pas­ser avec un pou­voir dont le main­tien de l’ordre était la prio­ri­té absolue ?

Je regar­dais trois minus­cules cumu­lus faire la course.

J’é­cou­tais Fabienne Thi­bault. J’ai plus envie d’me battre, j’ai plus envie d’courir…

Ça tour­nait en rond et je ne voyais pas d’é­chap­pa­toire. Habi­tuel­le­ment, j’é­tais plu­tôt pes­si­miste. Ce jour-là, hélas, j’é­tais tout juste réaliste.

Le disque ter­mi­né, j’ai fini par m’en­dor­mir, ber­cé par le balan­ce­ment des arbres. Depuis mon départ de l’u­ni­ver­si­té, j’a­vais dor­mi quatre heures par nuit.

En me réveillant, j’ai vu une sit­telle qui, éton­nam­ment, était des­cen­due des arbres. Elle cher­chait quelque chose à gri­gno­ter, sans doute. Elle s’é­tait appro­chée à deux mètres de moi.

Immo­bile, osant à peine res­pi­rer, je regar­dais cette mer­veille de la nature, cet acro­bate que j’a­vais tant regar­dé des­cendre des troncs, la tête en bas. Oiseau farouche, que l’on voit rare­ment à moins de cinq ou six mètres. Elle vivait sa vie, sans s’en faire, sans s’in­quié­ter. Loin des stu­pi­di­tés humaines.

 

Cette vision m’ayant un peu cal­mé, j’ai réus­si à oublier une seconde la fange dans laquelle nous étions. La sit­telle s’é­tant envo­lée, je me suis rele­vé et je suis repar­ti dans la forêt.

 

Au retour, j’ai croi­sé Mona Vanel. Elle venait d’a­voir seize ans.

A l’é­poque, nous ne nous enten­dions pas très bien. Son carac­tère plu­tôt car­ré et réso­lu­ment opti­miste s’ac­cor­dait mal avec mon com­por­te­ment d’ours. Pour­tant, elle m’a­dres­sa immé­dia­te­ment la parole.

– Salut.

– Salut…

– T’es pas à la fac ?

– Ben non. Avec leur loi sur l’é­du­ca­tion… Il aurait fal­lu que je trouve une entre­prise prête à me payer l’an­née. Tu connais une entre­prise prête à payer pour une licence de langues ?

Elle eut un sou­rire en coin. J’ai eu une seconde l’im­pres­sion que ça lui fai­sait plaisir.

– Et toi, t’es pas au lycée ?

Elle sou­rit de nouveau.

– Tu connais mes résul­tats scolaires…

– Ils t’ont virée ?

– J’ai seize ans, répon­dit-elle sim­ple­ment en guise de confirmation.

Fina­le­ment, c’é­tait la pre­mière fois que l’on se par­lait vraiment.

Et, fina­le­ment, on était d’ac­cord sur pas mal de choses.

Ça lui fai­sait bizarre d’i­ma­gi­ner qu’elle s’é­tait faite virer en troi­sième parce qu’elle avait eu six de moyenne en mathé­ma­tiques… Elle pen­sait que l’on devait avoir au moins une deuxième chance.

Résul­tats insuf­fi­sants ? Elle n’a­vait redou­blé qu’une seule classe ! Elle était nulle en maths, l’a­vait tou­jours été et le recon­nais­sait volon­tiers. En revanche, elle était deuxième de sa classe en his­toire et pre­mière en des­sin… Mais l’his­toire, n’est-ce pas, quelle impor­tance ? Quelle uti­li­té ? Et l’art ?

Après une com­pa­ru­tion expresse en conseil des pro­fes­seurs, où elle n’a­vait même pas pu prendre la parole pour se défendre, il avait été jugé qu’elle ne fai­sait pas d’ef­forts pour réus­sir. Son ren­voi avait été pro­non­cé, et aucun appel n’é­tait possible.

– Et maintenant ?

– Main­te­nant ? De toutes façons, je vou­lais rejoindre Maman à la ber­ge­rie… Je vais m’y mettre. Il y a lar­ge­ment assez de tra­vail pour deux.

– Ça fait tôt, quand même…

– J’y peux quoi ? J’ai­dais autant que je pou­vais, main­te­nant je vais y être tout le temps, c’est tout. Et toi ?

– Moi ? Je vais cher­cher un sem­blant de bou­lot… Je tenais déjà une chro­nique dans un jour­nal étu­diant, pour­quoi pas conti­nuer dans la voie ?

– Tu veux écrire dans des journaux ?

– On ver­ra… Faut essayer. J’ai écrit un papier sur les consé­quences de la loi sur les uni­ver­si­tés, je vais l’en­voyer à quelques jour­naux engagés.

– Avec un cha­pitre sur les collèges ?

– Non, mais ça peut se faire…

 

Nous nous sommes quit­tés là-des­sus. Je suis ren­tré chez moi, et j’ai com­men­cé un sem­blant d’ar­ticle sur l’é­du­ca­tion natio­nale et le collège.

A vingt heures, Ser­gen était à la télé pour pré­sen­ter une loi adop­tée dans l’a­près-midi. Une de plus…

“Disons-le fran­che­ment. Pour­quoi paie­rait-on des indem­ni­tés à des gens qui ne veulent pas de tra­vail ? Des gens qui refusent les emplois qui leur sont pro­po­sés ? Des oisifs qui vivent de la géné­ro­si­té de l’É­tat ? Nous ne le vou­lons pas ! Nous ne le vou­lons pas, parce qu’il est anor­mal que les tra­vailleurs hon­nêtes se voient pri­vés du fruit de leur tra­vail pour pro­fi­ter à des fai­néants ! Et je vais plus loin. Dieu a dit à l’homme, avant de le ren­voyer d’E­den : “désor­mais, tu gagne­ras ton pain à la sueur de ton front”. Le tra­vail est une chose saine, nor­male. Le tra­vail pro­duit de la richesse, il est bon pour l’É­tat, il est bon pour l’en­tre­prise ! Il est donc anor­mal de refu­ser le tra­vail ! Aus­si, nous avons déci­dé de mettre à l’oeuvre les oisifs. Désor­mais, cha­cun devra tra­vailler. Sup­pri­mons toute allo­ca­tion à ceux qui refusent un tra­vail, et alors ils ces­se­ront de vivre aux cro­chets de la socié­té. Ain­si, sera réta­blie la loi, la loi natu­relle, qui veut que le tra­vail soit le centre de la vie. Il est temps de res­tau­rer enfin les valeurs qui ont construit ce pays, et le tra­vail en est une. Le tra­vail rend à l’homme sa digni­té, le tra­vail donne à l’homme sa liberté !”

Arbeit macht frei. Il y avait long­temps que per­sonne n’a­vait osé res­sor­tir cette devise, cette devise qui était gra­vée au fron­ton des camps de concentration.

 

Les entre­pre­neurs sau­tèrent sur l’oc­ca­sion. Dès lors qu’une pro­po­si­tion légale arri­vait à un chô­meur, il ne pou­vait la refu­ser sous peine de perdre sa der­nière source de revenus.

Désor­mais, plus une pro­po­si­tion ne com­por­tait un salaire supé­rieur au SMIC, à l’ex­cep­tion de celles concer­nant des per­sonnes raris­simes et très spécialisées.

Les horaires de tra­vail ayant été libé­rés par le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, il deve­nait pos­sible de payer au SMIC une per­sonne tra­vaillant cin­quante heures par semaine de nuit. Et lors­qu’une pro­po­si­tion de ce genre arri­vait à un chô­meur, il ne pou­vait la refuser.

Si j’in­siste sur ce point, c’est parce qu’il a été essen­tiel dans le déclen­che­ment de la guerre dans de nom­breuses régions de France.

 

La semaine sui­vante, Mona retour­na au col­lège. Elle était bien déci­dée à finir son année mal­gré tout ; elle était d’ailleurs sou­te­nue par la majo­ri­té de ses pro­fes­seurs. Mais cela se sut ; le 13, des gen­darmes étaient là pour l’empêcher d’en­trer, elle et les trois autres élèves qui avaient été renvoyés.

Cal­me­ment, elle s’as­sit, et une bonne par­tie des élèves l’i­mi­tèrent, et trois pro­fes­seurs les rejoi­gnirent. Ils blo­quaient l’en­trée du collège.

Un ordre arri­va rapi­de­ment de la pré­fec­ture. Les gen­darmes ten­tèrent de déga­ger le por­tail ; mais, dans la confu­sion, Mona réus­sit à s’in­tro­duire dans l’é­ta­blis­se­ment et à dépla­cer le sit-in dans le bureau du proviseur.

Trois heures plus tard, un four­gon de CRS délo­ger la ving­taine de mani­fes­tants. Beau­coup par­tirent devant les matraques, mais trois, dont Mona, fon­cèrent dans le tas mal­gré les coups. Un CRS fut bles­sé et les trois meneurs furent interpellés.

 

Il y a une chose que l’on ne peut pas reti­rer au gou­ver­ne­ment de Ser­gen : la jus­tice y était rapide. Expé­di­tive, même.

Le 20 avril, Mona fut condam­née en pre­mière ins­tance pour coups et bles­sures et occu­pa­tion illé­gale à six mois de tra­vaux d’in­té­rêt géné­ral. Elle fit immé­dia­te­ment appel, le second juge­ment devant être ren­du le 2 mai. Il y eut, entre temps, un évé­ne­ment majeur qui chan­gea la face de la France.

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