Pré­cé­dent Intro­duc­tion Sui­vant

Les chiens aboyaient. Ce n’é­tait pas habi­tuel. En dehors de la période de chasse, il n’y avait dans le Rude­val que des chiens de ber­ger ou de com­pa­gnie. Pas le genre à aboyer sans raison.

Les chiens aboyaient donc, ce 7 juin 2005, à six heures du matin.

Ils aboyaient à se rompre les cordes vocales, au point que, du fond de nos grottes, on les entendit.

 

– C’est ma chienne ?

Anne sor­tit la pre­mière, intriguée.

Elle se retourna.

– Pour­quoi elle gueule comme ça, Peluche ?

Je sor­tis de la grotte d’à coté.

– C’est Peluche qui aboie ?

– Je crois bien, c’est sa voix.

Claude sor­tit à son tour.

– Elle n’est pas seule. Avec sa grosse voix, elle couvre les autres.

On ten­dit l’oreille.

– Col­lie aboie aus­si, dit Claude.

Col­lie était un Ber­ger des Pyré­nées, Peluche un Grand Ber­ger Pyré­néen. C’é­taient les deux chiens de ber­ger de Régine. C’é­tait le maire qui les gar­dait depuis que nous avions pris le maquis. Jamais, au grand jamais, ils n’a­boyaient sans ordre.

 

– Quel­qu’un les fait aboyer ?, deman­da Anne.

– Pro­ba­ble­ment. Mais pourquoi ?

De son bras valide, Claude me ten­dit une paire de jumelles.

– Il se passe quelque chose ?

D’où nous étions, à mi-hau­teur de Char­vest, on voyait la route de Furet.

Je voyais Joseph, fai­sant de grands gestes devant Col­lie et Peluche, un mili­taire lui mon­trant les chiens en s’agitant.

– On dirait que Joseph est avec un militaire.

– Il se passe quoi ?

– J’ai l’im­pres­sion qu’il veut faire taire les chiens. Mais il agite les bras, pour­tant, il sait bien que ça les fait hurler.

– Ça sent le piège, non ?

Sans répondre, je fis le tour du vil­lage avec mes jumelles.

Une tren­taine de per­sonnes était ras­sem­blée sur la place. Les mili­taires les entouraient.

– Il y a ras­sem­ble­ment sur la place. Les bidasses sont encore en train de haran­guer le peuple.

– Pour­quoi Joseph fait aboyer les chiens ?

– Et si…, com­men­ça Anne. Puis elle se tut.

On se retour­na. On la regarda.

– Quoi ?

Elle reprit :

– Je sais pas… C’est sûre­ment pas un hasard que Joseph fasse aboyer les chiens… Nos chiens, jus­te­ment comme les mili­taires se rassemblent.

– On les sur­veille. Il y en a à Furet et à Bastide.

Le jour se levait juste, der­rière nous. Ils ne pou­vaient pas nous voir sans être aveu­glés par le soleil.

 

On pas­sa un long moment à regar­der sans rien dire. Seuls, Anne, Claude et moi étions levés.

Mona arri­va après cinq minutes. Elle pous­sa juste un long sif­fle­ment. Peluche et Col­lie se turent.

– Qu’est-ce qu’elle a à gueu­ler ce matin ?

Je jetai un oeil à Furet. Joseph cares­sait les chiens qui venaient de se taire. Il par­lait au mili­taire, qui regar­dait vers les montagnes.

– Joseph la fai­sait aboyer. Il a arrê­té quand elle s’est tue.

– Pour­quoi ?

– On dirait que les bidasses nous pré­parent une surprise.

Elle m’ar­ra­cha les jumelles. Elle regarda.

– On dirait des chas­seurs qui pré­parent une battue.

 

Il se pas­sa une demie-heure avant qu’il n’y ait enfin du mou­ve­ment. Les mili­taires enca­drèrent les habi­tants et com­men­cèrent à mar­cher vers Bas­tide. A Bas­tide, jus­te­ment, il ne se pas­sait rien. On n’y voyait aucun véhi­cule. Appa­rem­ment, les mili­taires avaient réuni les hommes et femmes valides des deux vil­lages à Furet.

Ils arri­vèrent au croi­se­ment de Per­mon. Ils se sépa­rèrent. On vit peu à peu se des­si­ner un plan simple, qui visait à qua­driller la val­lée. Un groupe mon­tait sur la piste au-des­sus de Bas­tide, et ris­quait d’ar­ri­ver chez nous par le sud. Un autre grim­pait sur Per­mon pour arri­ver droit sur Char­vest. Un autre pas­sait au-des­sus de Furet, sans doute pour nous prendre par l’ouest.

– Bon, on dégage. Il faut vider les grottes et se bar­rer avant qu’ils n’arrivent.

Mona n’a­vait pas tort. On ne pou­vait pas ris­quer l’af­fron­te­ment avec tout un bataillon, sur­tout avec des amis qui ris­quaient d’être pris entre deux feux.

 

Il fal­lut deux minutes pour réveiller tout le monde. Et encore cinq pour que cha­cun fût prêt à agir. Trois par­tirent immé­dia­te­ment pré­ve­nir ceux de Lazest.

– Bon, on dégage. On planque nos affaires et on essaie d’é­vi­ter l’affrontement.

On com­men­ça à envoyer nos sacs dans les boyaux. La grande salle était assez pro­fon­dé­ment enfouie pour sup­po­ser que per­sonne ne la trou­ve­rait s’il n’a­vait pas de bonnes rai­sons d’y aller.

Une fois toutes les affaires entas­sées dans la salle, on revint aux ouver­tures des grottes.

– Effa­cez les traces, conseilla Claude. S’ils voient qu’on a habi­té ici, ils vont fouiller et trou­ver le pot aux roses.

Avec l’aide de Tori, je com­men­çai à net­toyer la grotte où j’é­tais. On reti­ra tout ce qui traî­nait, puis on balaya la pous­sière avec des branches. On rajou­ta un peu de pous­sière de l’ex­té­rieur pour nive­ler le tout.

Puis on sor­tit attendre les autres.

Lorsque les grottes furent vidées, le maquis écla­ta. On se sépa­ra en petits groupes. La plu­part choi­sirent de par­tir sur le flanc est du mas­sif. Nous pré­fé­râmes res­ter sur place. Nous étions huit : Claude, Régine, Mona, Anne, Kumi­ko, Yoru, Tori et moi.

Nous avions tous gar­dé deux jours de nour­ri­ture. Claude, Régine, Kumi­ko et moi avions un fusil et une dizaine de balles chacun.

Nous vou­lions évi­ter l’af­fron­te­ment. Nous pen­sions être capables, la connais­sance du ter­rain aidant, d’é­chap­per aux battues.

Nous mon­tâmes au-des­sus des grottes, puis nous nous cachâmes dans les bois.

 

Les mili­taires s’é­taient eux aus­si sépa­rés en petits groupes. Trois mili­taires se fai­saient gui­der par deux civils. Cela fai­sait une quin­zaine de groupes qui se répar­tis­saient tout autour de la val­lée, avan­çant en paral­lèle à dif­fé­rentes hauteurs.

Leur avance n’é­tait pas très rapide. En revanche, elle était effi­cace. Chaque groupe était à por­tée de voix de ceux qui l’en­tou­raient. Il devait être extrê­me­ment dif­fi­cile de pas­ser entre les mailles du filet.

Nous res­tâmes cachés. Claude don­na son opinion :

– Il ne faut sur­tout pas bou­ger. Si on bouge, on se fait voir.

– Vous pen­sez qu’ils vont trou­ver les grottes ?, deman­da Tori.

– J’es­père pas. Ils ont pris des civils. Peut-être que per­sonne ne va les aider.

– Même s’ils ne se font pas aider, ils risquent de trou­ver les grottes.

– Et ceux de Lazest ?

– Ils ont encore une bonne demie-heure de marge. Espé­rons qu’ils auront eu le temps de dégager.

– Ils n’a­vaient pas fait de bat­tue pen­dant la seconde ?

– Pas ici, pas comme ça. Ils avaient autre chose à foutre. Leur prio­ri­té, c’é­tait de sécu­ri­ser leurs trans­ports. Ils avaient trop de gens à sur­veiller les trains.

– Et s’ils trouvent les grottes, on fait quoi ?

– Marc, tu as gar­dé des grenades ?

– Deux.

– Moi deux. Tu en dis quoi ?

– Pas le choix, si ?

– Non. S’ils trouvent, on fait péter.

– D’ac­cord.

– Ils sont où ?

– Je les vois pas. Avec leurs uniformes…

– Il y a une tache, là. Ça bouge.

Anne mon­trait une cas­sure, entre Paillé et Sapiau. Kumi­ko bra­qua les jumelles.

– Pas de doute, c’est un civil qui marche. On peut le remer­cier, celui-là. Un beau t‑shirt bien blanc…

– Tu vois les militaires ?

– Non. Attends… Si, j’en vois trois avec lui. Il y a un autre civil à coté. Impres­sion­nant, leurs uniformes.

– Effi­caces, tu veux dire ?

– Ça les rend presque invi­sibles, même aux jumelles.

– Il fau­drait peut-être des jumelles infrarouges…

– De jour, c’est pas la peine. Mais c’est vrai que si on en trouve…

– Ils font quoi ?

– Ils marchent. Je cherche les autres groupes…

– Il y en a un là…

– Où ça ?

Kumi­ko posa les jumelles, regar­da, puis les reprit.

– D’ac­cord. C’est ça. Un autre groupe. J’en ai vu un en-des­sous. Là, un autre… Encore un. Les civils sont beau­coup plus repé­rables. Appa­rem­ment, les mili­taires n’ont pas pen­sé à leur faire mettre des tenues sombres.

– Et de l’autre coté ?

Yoru tenait une autre paire de jumelles et regar­dait sur le flanc nord de la vallée.

– Je vois deux groupes au-des­sus de Per­mon. Il doit y en avoir d’autres, mais ils ne sont pas encore sur le flanc visible.

Mona prit dou­ce­ment ses jumelles. Elle regar­da de chaque coté.

– Je mise sur ceux du nord. Ils seront là d’i­ci une heure.

Elle posa ses jumelles. Je ten­dis la main et elle me les donna.

 

Je regar­dai. Les tâches plus ou moins claires des civils per­met­taient de suivre l’é­vo­lu­tion des groupes. Quant aux militaires…

Ils étaient en tenue de forêt. Vert, mar­ron, noir, dans des teintes mates. Ils s’é­taient macu­lé le visage, de sorte que seuls leurs fusils étaient de cou­leur uni­forme. Et encore étaient-ils noirs.

Lors­qu’ils se tenaient immo­biles, ils deve­naient presque par­fai­te­ment invi­sibles. Ce n’est que lors­qu’ils se dépla­çaient que l’on voyait des ombres qui ne sui­vaient pas les arbres.

L’é­vo­lu­tion des groupes étaient lente. Les mili­taires avaient ten­dance à avan­cer plus vite que les civils, qui traî­naient la patte.

Sur les che­mins, les troupes étaient visibles et pou­vaient avan­cer rapi­de­ment. Mais elles devaient attendre les autres. Avan­cer en ligne, visi­ble­ment, c’é­tait le mot d’ordre. Le front devait ratis­ser toute la mon­tagne sans la moindre discontinuité.

Je repo­sai les jumelles. Anne me les demanda.

Claude se retour­na et chuchota :

– Par­tez. Filez par là et plan­quez-vous dans les taillis. C’est pas assez touf­fu ici.

– Tu veux jouer au héros ?, deman­da Régine.

– Non. Mais c’est pas la peine qu’on soit huit à se faire prendre. Marc, tu restes avec moi au cas où il fau­drait lan­cer les grenades ?

– Comme tu veux. Il a pas tort, les autres, planquez-vous.

– Comme c’est beau, un mâle qui en a !, per­si­fla Yoru.

Je me retour­nai vers elle. Sans rien dire, je lui ten­dis mes deux grenades.

– Tu crois que je veux jouer au héros ? Prends ma place. Il y a six ans, j’ai connu un petit vieux qui m’a dit : “J’ai fait la seconde guerre. Puis j’ai été enga­gé et envoyé en Indo­chine. En 58, j’é­tais en vacances en Algé­rie. Main­te­nant, je suis vieux, mais vous vous êtes jeune, vous avez des jambes. Alors, croyez-moi, si vous voyez que ça com­mence à taper à coté de vous, pre­nez vos jambes, cou­rez, cou­rez vite au loin !”

Elle me regar­da en face. Je poursuivis :

– Tu crois que je veux faire le héros ? Tiens, je te donne le matos. T’es peut-être une fille, t’as peut-être que quinze ans, mais tu devrais arri­ver à dégou­piller une gre­nade aus­si bien que moi. Comme ça, je peux me plan­quer tran­quille et maxi­mi­ser mes chances de survie.

Elle regar­da les gre­nades que je lui ten­dais, puis revint à moi.

– Déci­dé­ment, je com­pren­drai jamais les mecs…

– C’est réci­proque. Tu vou­drais pas qu’on te laisse cre­ver, mais quand on essaie de faire en sorte que tu prennes pas trop de risques, ça y est, c’est nos burnes et nos muscles qui réflé­chissent. Fau­drait savoir.

Je rat­ta­chai les gre­nades à ma cein­ture et me détour­nai d’elle. Il me fal­lut un moment pour retrou­ver les bat­teurs qui avaient avan­cé pen­dant notre discussion.

Yoru s’ap­pro­cha.

– Je sais pas si je dois te remer­cier ou te cas­ser la gueule. Mais je sup­pose qu’il vaut mieux qu’on évite de se prendre le chou entre nous.

Ça en res­ta là. Je ne sais pour­quoi, je repense tou­jours à cet ins­tant avec une cer­taine nostalgie.

Je repense tou­jours à nos com­pa­gnons dis­pa­rus avec nostalgie.

 

– Ils seront là dans un quart d’heure, esti­ma Mona. On ferait quand même bien de se planquer.

– Dis­per­sez-vous, répon­dit son père. On reste là.

– S’ils trouvent quelqu’un ?

– S’ils trouvent quel­qu’un… Je sais pas.

– On va pas se lais­ser cho­per, quand même ?

– On se planque, et on se démerde pour qu’ils ne trouvent personne.

Claude et moi nous cou­châmes der­rière un bou­quet de cor­nouillers. Les autres s’é­loi­gnèrent, mon­tèrent un peu dans la mon­tagne. Elles dis­pa­rurent à notre vue. Le silence s’installa.

 

Un quart d’heure plus tard, un groupe arri­va. Il navi­guait sur la ligne de niveau, une quin­zaine de mètres sous les grottes, mais était mon­té pour contour­ner un rocher. Il arri­va droit sur la grotte la plus au nord.

Nous étions à envi­ron quatre-vingts mètres d’eux, et nous les sur­veil­lions aux jumelles. Il y avait deux mili­taires et trois civils.

Un sol­dat entra dans la grotte. Il y res­ta un moment. Il res­sor­tit deux minutes plus tard et par­la à son col­lègue. Ils conti­nuèrent à mar­cher vers la grotte suivante.

Ils mirent cinq minutes à y arri­ver. Ils pas­sèrent devant un simple boyau tor­du qui plon­geait dans la mon­tagne, sans s’ar­rê­ter. En revanche, ils res­tèrent long­temps dans un trou plus large.

Ils en res­sor­tirent appa­rem­ment bre­douilles. Ils étaient encore trop loin pour que nous les enten­dis­sions. Ils conti­nuèrent au sud. Ils entrèrent un long moment dans une grande grotte à deux salles. Nous atten­dions, le coeur ten­du. Et s’ils trou­vaient quelque chose ? S’ils avaient l’i­dée tor­due de mar­cher cent mètres dans le boyau pour trou­ver la grande salle ?

On se retint de sou­pi­rer lors­qu’ils sor­tirent. Ils pas­sèrent à vingt mètres de nous et fouillèrent le trou suivant.

Lors­qu’ils res­sor­tirent, on enten­dit un appel au-des­sus de nous. Claude me regarda.

– Ils ont trou­vé les filles ?, souffla-t-il.

– J’es­père pas.

Il se tut. On attendit.

L’un des mili­taires qui venaient de sor­tir de Ste­vens se retour­na. Ins­tinc­ti­ve­ment, je bais­sai la tête der­rière mon arbre. Il cria :

– Vous avez appelé ?

Il y eut des échos dis­per­sés, puis on enten­dit une réponse.

– Lieu­te­nant, vous êtes là ?

– Affir­ma­tif. Qu’y a‑t-il ?

– Rien, on ne vous voyait plus, on se deman­dait où vous étiez.

– On fouillait une grotte. Il n’y a pas de traces.

– Lais­sez quel­qu’un à l’ex­té­rieur quand vous allez dans les trous, que l’on sache où vous êtes !

– Enten­du.

Ils firent les trente mètres qui les sépa­raient de la grotte sui­vante. Le lieu­te­nant cria :

– Capi­taine, je visite un trou !

Il ren­tra avec un civil, lais­sant son com­pa­gnon et les deux autres dehors. Il res­sor­tit trente secondes plus tard et les cinq hommes repar­tirent vers le sud.

Deux minutes plus tard, Claude se tour­na vers moi :

– C’est bon ?

– Ça a l’air. Ils n’ont rien trouvé.

– On va retrou­ver les autres ?

– Tu sais où elles sont ?

Pour toute réponse, il envoya une série de croas­se­ments. Une autre série lui répon­dit, et Anne appa­rut quelques secondes plus tard, sui­vie des autres.

Per­sonne n’a­vait été trouvé.

 

Nous retour­nâmes dans les grottes. Hor­mis des traces de pas, il n’y avait rien à remar­quer. Ils s’é­taient conten­tés des pre­mières salles sans s’en­fon­cer dans les boyaux.

 

Il était près de six heures lorsque les autres groupes dis­per­sés revinrent aux grottes. Quelques-uns avaient déci­dé de s’ins­tal­ler sur le flanc est de Char­vest, mais la plu­part avaient sur­veillé les mili­taires et étaient reve­nus après leur passage.

Fina­le­ment, l’o­pé­ra­tion de bat­tue avait été menée trop len­te­ment. En vou­lant s’as­su­rer la connais­sance du ter­rain, en s’en­com­brant de civils, l’ar­mée avait per­du toute chance de prendre par sur­prise. Nous avions eu tout le temps de quit­ter les grottes et d’ef­fa­cer nos traces, et rien ni per­sonne n’a­vait été trouvé.

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