Le pays Qâ

chefs-d’œu­vre de Jean Van Hamme et Grze­gorz RosiÅ„ski, 1986–88

Si vous ne con­nais­sez pas Thor­gal, c’est un tort. Le Lom­bard ayant eu l’ex­cel­lente idée de ressor­tir l’in­té­gral­ité de la série (com­plète en 29 vol­umes, les suiv­ants ayant changé non seule­ment de scé­nar­iste, mais de sujet et devant plutôt s’ap­pel­er Jolan à mon hum­ble avis), j’ai prof­ité d’un pas­sage à la librairie instal­lée par un démon ten­ta­teur entre chez moi et mon arrêt de métro pour com­man­der l’in­té­grale et les relire tranquillement.

Thor­gal est une série méta­mor­phe, qui oscille con­stam­ment entre plusieurs ten­dances. Le fan­tas­tique joue un grand rôle, avec une très forte inspi­ra­tion des légen­des scan­di­naves : Thor­gal se balade entre les mon­des des hommes (Midgard), des dieux (Asgard) et des morts (Nibel­heim), affronte des géants, des mages et des dieux, tout ça. Mais Van Hamme a égale­ment ajouté à sa série nordique une bonne dose de sci­ence-fic­tion, Thor­gal étant l’en­fant per­du d’une odyssée astro­nau­tique échouée sur Terre. Et surtout, c’est une série d’aven­tures, où cer­tains épisodes sont stricte­ment héroïques et ter­restres, sans inter­ven­tion fan­tas­tique ou technologique.

Là-dedans, il y a une série de qua­tre pépites absolues. Le cycle du pays Qâ (Le pays Qâ, Les yeux de Tanat­loc, La cité du dieu per­du et Entre terre et lumière) réu­nit à lui seul les ingré­di­ents de la série — on peut y adjoin­dre Les archers, aven­ture indépen­dante qui met cepen­dant en place quelques per­son­nages cen­traux du cycle de Qâ.

L’his­toire de base est assez banale. Thor­gal est piégé par Kriss, qui enlève son fils pour le con­train­dre à aller accom­plir un raid extrême­ment dan­gereux en Amérique du Sud. Plein d’aven­tures, des marais puants genre ama­zonien, des com­bats, tout ça.

C’est ce que Van Hamme ajoute à cette his­toire qui est pas­sion­nant, et qui creuse l’u­nivers de la série comme aucun album précé­dent ne l’avait fait. Jolan y prend une impor­tance cen­trale, même s’il avait déjà été le nœud de Ali­noë en 1985. C’est aus­si le pre­mière album où Aari­cia, ex-princesse viking dev­enue paysanne fadasse (fon­da­men­tale­ment, j’é­tais assez d’ac­cord avec Kriss sur ce point), se per­met de pren­dre de l’am­pleur et de devenir un per­son­nage à part entière. Sa rela­tion haineuse et jalouse avec Kriss est une oscil­la­tion ryth­mique essen­tielle, qui se pour­suiv­ra d’ailleurs bien longtemps dans les albums suivants…

On revis­ite égale­ment l’his­toire de Thor­gal, qui va enfin ren­con­tr­er son père, dans une scène un peu pom­pée sur L’empire con­tre-attaque quand même mais bon, Lucas lui-même avait piraté le mythe d’Œdipe, et recou­vr­er la mémoire de ses orig­ines. La pos­si­bil­ité pour des humains sor­tis d’une ère tech­nologique de se faire pass­er pour des dieux et d’asservir des peu­ples est bien sûr le nœud cen­tral de l’his­toire, dix ans avant La porte des étoiles de Roland Emmerich, et Jolan décou­vre à ses frais que la ten­ta­tion est grande d’abuser de ses pou­voirs. Quant au fougueux Tjall, il illus­tr­era le bon vieil adage “les hommes ont un sexe, un cerveau et pas assez de sang pour tout ali­menter en même temps” et apportera un con­tre­point faible et naïf dans un monde de per­son­nages forts et teigneux ; cela mar­que une évo­lu­tion majeure de la série qui, à par­tir de là, va de plus en plus régulière­ment présen­ter les femmes sous un jour courageux et puis­sant — y com­pris lorsqu’il s’ag­it d’ac­couch­er — et les hommes comme des faibles d’e­sprit, puérils et capricieux.

C’est pour­tant, para­doxale­ment, le cycle où tous les per­son­nages sont faibles, de Thor­gal inca­pable de men­er sa mis­sion à bien à Muff malade en mer, en pas­sant par Vari­ay qui pensera rem­plac­er un dieu par un autre plutôt que d’af­fron­ter un monde athée, et même Kriss — l’im­placa­ble, la ter­ri­ble, la joyeuse et fon­ceuse Kriss, qui n’a au fond qu’une seule peur et la ver­ra en face…

J’ai beau­coup par­lé de Van Hamme, mais RosiÅ„ski fait ici lui aus­si une œuvre majeure. Oubliées les petites hési­ta­tions des pre­miers albums : ici, place à des ambiances graphiques bien tranchées, ren­dant aus­si bien l’om­bre ténébreuse d’une forêt ama­zoni­enne que la sur­ex­po­si­tion canic­u­laire d’un nid de cristaux en plein désert et faisant “respir­er” les planch­es d’un univers à l’autre.

Au glob­al, c’est vrai­ment une sous-série à part dans l’u­nivers de Thor­gal. Elle apporte un éclairage par­ti­c­uli­er sur les per­son­nages, pré­fig­ure leur évo­lu­tion future, adjoint une bonne dose de psy­cholo­gie à une solide aven­ture, l’ensem­ble prof­i­tant d’un découpage impec­ca­ble. À eux seuls, ces qua­tre tomes repren­nent et réin­ter­prè­tent l’ensem­ble de l’u­nivers local, en lais­sant de côté le détourne­ment de mythes nor­mands pour forg­er leur pro­pre réal­ité. Thor­gal hési­tait entre fan­ta­sy et SF ? C’est réglé : Thor­gal a sa pro­pre mytholo­gie, et pis c’est tout. Et c’est tout bon­nement génial.

Au pas­sage, je crois que Le pays Qâ est mon plus vieux sou­venir pré­cis de BD : la sub­lime planche finale, avec son tête-à-tête entre Thor­gal et la stat­ue de Haynée et son “twist” bru­tal, m’avait mar­qué dès la pre­mière lec­ture, quelque part dans les années 80. Deux bonnes décen­nies plus tard, ça reste un point haut d’une série elle-même de très grande qualité.

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