Cinémarques

Pré­am­bule : j’aime le ciné­ma. Je consi­dère cette façon de racon­ter des his­toires comme l’une des plus intel­li­gentes, variées et poten­tiel­le­ment bou­le­ver­santes du pour­tant large panel des arts.

Ça peut paraître bête­ment niais, mais c’est à un point que cer­tains pans de ciné­ma ont eu une influence pro­fonde dans ma vie : Ame­ri­can beau­ty m’a convain­cu de ne pas deve­nir un type bla­sé vivant une vie dont il n’au­rait rien à foutre avec une femme qu’il n’ai­me­rait pas ; mon obses­sion de choi­sir de quoi je parle et de quoi je ne parle pas me vient tout droit d’une réplique de Won­der boys ; et pour prendre une réfé­rence plus récente, j’ai mieux com­pris ma vie per­son­nelle de 2011 en deux heures de Drive qu’en six mois de valse-hésitation.

Bref, j’aime le ciné­ma pas­sion­né­ment, et je peux consé­quem­ment être par­ti­cu­liè­re­ment extré­miste lors­qu’il s’a­git de lui. Je n’aime pas qu’on le mas­sacre, qu’on l’ex­ploite ou qu’on le mal­traite, et je ne sup­porte pas qu’on lui manque de respect.

Les rela­tions entre marques et ciné­ma sont longues, et par­fois para­doxales. Pour un ven­deur, quel qu’il soit, le ciné­ma est un vec­teur de pro­mo­tion for­mi­dable : non seule­ment les gens sont cap­tifs devant un film, mais ils sont cap­ti­vés, plon­gés, inves­tis dans ce qu’ils voient. Rien à voir avec le métro, où vous voyez les murs sans les regar­der, ou la télé où vous pas­sez les spots de pubs à papo­ter avec votre voi­sin, aller aux toi­lettes ou faire cuire des pâtes : pen­dant un film, vous regar­dez l’é­cran avec attention.

Toutes les marques ou presque ont donc recours à ce qu’on appelle le “pla­ce­ment pro­duits”. Il s’a­git de par­ti­ci­per au finan­ce­ment du film, en échange de quoi les pro­duits de la marque sont pla­cés çà et là dans le champ de vision du spectateur.

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Par exemple, la marque de voi­ture visible n’est à peu près jamais le choix du hasard : si le héros conduit une 911 et qu’un plan large pris au hasard vous montre un Toua­reg et une Ibi­za, tous du modèle en cours lors de la créa­tion du film, vous pou­vez parier sans gros risque que vous retrou­ve­rez le groupe VAG quelque part au géné­rique. (Je vous passe les autres scènes : au fil des rues, on voit qua­si­ment toutes les gammes Volk­wa­gen, Audi et Seat, sans comp­ter les plans Apple et les séquences Das­sault… Ça s’ap­pelle Les che­va­liers du ciel et c’est un des films où le pla­ce­ment est le plus bru­ta­le­ment visible.)

C’est une stra­té­gie où, quelque part, presque tout le monde gagne : les marques gagnent ce qu’elles appellent de la “visi­bi­li­té”, par­ti­cu­liè­re­ment posi­tive si les héros les uti­lisent, qui leur per­met de s’in­si­nuer dans l’es­prit du spec­ta­teur ; les pro­duc­teurs gagnent des moyens sup­plé­men­taires pour leurs films, qui leur per­mettent des effets, décors et choix nar­ra­tifs plus ambi­tieux. Le per­dant s’ap­pelle en prin­cipe “spec­ta­teur”, mais même lui peut y gagner : ça lui per­met de voir des films plus soi­gnés, réa­li­sés avec plus de temps et des effets plus travaillés.

Sans le pla­ce­ment pro­duits, cer­tains films ne ver­raient pas le jour, faute de pou­voir trou­ver des finan­ce­ments adé­quats. C’est un peu moins vrai en France où le Centre natio­nal de la ciné­ma­to­gra­phie apporte beau­coup d’aides à des pro­jets à la sol­va­bi­li­té aléa­toire, mais même chez nous, faire un film à grand spec­tacle avec du maté­riel et des effets sophis­ti­qués néces­site des moyens impor­tants, dif­fi­ci­le­ment com­pa­tibles avec les seules recettes de la dif­fu­sion en salles et à la télé.

Je n’i­rai donc pas jus­qu’à dire que le pla­ce­ment pro­duits est une bonne chose par essence, mais les marques pro­fitent du ciné­ma en lui appor­tant quelque chose, dans une rela­tion en géné­ral équilibrée.

Je suis plus cir­cons­pect lors­qu’une marque tente de se mêler de la pro­duc­tion, par exemple en deman­dant d’in­clure des élé­ments qui ne cor­res­pondent pas au film. Il y a quelques exemples de scènes tor­dues, de détails qui n’ont rien à foutre là, de trucs qui n’ont d’autre rai­son d’être que de mon­trer le pro­duit. Ain­si, dans Les invi­tés de mon père, où tout le monde boit du Fan­ta du petit déj au bouillon du soir, en canettes ou en bou­teilles, pour se réveiller ou pour se cal­mer : fran­che­ment, c’est tel­le­ment visible que ça nuit non seule­ment au film, mais aus­si à la marque.

On passe ensuite à une situa­tion dif­fé­rente : lorsque des marques uti­lisent le ciné­ma pour leur com­mu­ni­ca­tion. Par exemple, quand Pana­so­nic fait tout un foin autour d’Ava­tar, qu’ils ont finan­cé en par­tie : asso­cier sa marque à un film qui marche, repas­ser des bouts du film dans ses propres pubs, etc.

Pour un ama­teur de ciné, c’est éner­vant. Le film n’est alors plus une œuvre, mais un pro­duit, réduit au rôle de sup­port publi­ci­taire non­obs­tant sa por­tée artis­tique. Quelque part, le film est pros­ti­tué, la marque deve­nant un maque­reau ; et si je peux res­pec­ter la pros­ti­tu­tion (les pro­duc­teurs ont dû bien négo­cier une bonne ral­longe pour que le film soit pré­sent sur toutes les pubs des télés plas­ma), j’ai du mal avec son exploi­ta­tion mercantile.

Tout ceci pour par­ler du som­met de l’i­gno­mi­nie : trai­ter un film non plus comme un pro­duit, mais car­ré­ment comme un matériau.

J’ai vu récem­ment une marque uti­li­ser, pour sa com­mu­ni­ca­tion, des mor­ceaux de films, enchaî­nés sans logique, dou­blés à la va-vite avec des textes fai­sant la pro­mo­tion de ses pro­duits. Au pas­sage, pour ne rien arran­ger, les textes en ques­tion étaient lourds de sous-enten­dus gra­ve­leux, ajou­tant l’i­né­lé­gance au détournement.

Je n’ai pas de pro­blème avec la reprise humo­ris­tique. Cer­tains m’ont vrai­ment fait mar­rer avec leurs dou­blages paro­diques, fai­sant par­fois dire des hor­reurs à des films que j’a­vais ado­rés. La paro­die est un des droits sacrés de l’hu­ma­ni­té, il n’est pas ques­tion de le cen­su­rer — même si sou­vent, niveau bon goût, ça mérite des baffes.

Mais reprendre, ridi­cu­li­ser, détour­ner des films pour en faire la matière pre­mière d’une opé­ra­tion publicitaire ?

Trans­for­mer des bouts de Minuit à Paris (que j’ai détes­té, mais c’est pas la ques­tion), In the air et autres, faire dire à Owen Wil­son dra­guant Rachel McA­dams que son outil est tout petit, mais extra­or­di­nai­re­ment puis­sant — ah par­don, il parle d’un pro­duit de la marque ?…

Déjà, cela détruit la rela­tion tra­di­tion­nelle entre ciné­ma et marques. Il ne s’a­git plus d’in­ves­tir dans un film en échange de visi­bi­li­té, mais de tout prendre sans rien don­ner. Et de tout prendre à un art qui fait rêver et appelle à l’i­ma­gi­na­tion, à l’in­tel­li­gence et à l’é­mo­tion, quand on est soi-même à peine capable de four­guer des outils en plas­tique ou en métal (peu importe qu’ils soient bons ou pas : vendre du maté­riel, ça n’a rien à voir avec par­ta­ger des émotions).

Mais en plus, quand c’est ain­si fait, lourd, pesant, avec un humour d’aus­si bas niveau, que dire ?

C’est car­ré­ment inju­rieux pour le ciné­ma, et dégoû­tant pour ceux qui l’aiment. “Mépri­sable” est le mot qui me vient, et rien que d’y repen­ser j’ai encore un goût de bile dans la bouche.

Le pire, c’est peut-être d’a­voir obte­nu la com­pli­ci­té active d’une soi-disant jour­na­liste et cri­tique de ciné­ma, qui a tota­le­ment retour­né sa veste pour se trans­for­mer un temps en VRP de luxe, quitte à pas­ser à deux doigts du men­son­ger (par exemple, oui, cer­tains plans de cer­tains block­bus­ters sont tour­nés avec cer­tain maté­riel, mais quand on pré­sente les choses comme si c’é­tait essen­tiel alors que les films cités ont été prin­ci­pa­le­ment tour­nés sur un autre maté­riel, c’est très très loin de l’é­thique du jour­na­liste). C’est un comble, mais on a plus enten­du de véri­tés dans la bouche d’un réa­li­sa­teur invi­té à par­ler des pro­duits que dans celle de la “jour­na­liste” de service.

Je n’ai rien contre l’ap­pa­ri­tion de jour­na­listes dans ce genre d’é­vé­ne­ments ; mais quelles que soient les cir­cons­tances, son métier reste d’in­for­mer hon­nê­te­ment. Un jour­na­liste peut par­ler posi­ti­ve­ment de pro­duits qu’il appré­cie dans un cadre pro­mo­tion­nel, mais il n’a pas le droit de faire dans l’ex­tase ou de dis­tordre la véri­té pour mieux les promouvoir.

Il est bien enten­du que pour le coup, la marque n’en est pas res­pon­sable et que c’est cette per­sonne et elle seule qui tra­hit ain­si la pro­fes­sion et le res­pect dû à l’audience.